LE
DESSIN D'ARTHUR
J'ai
mal. Je suis malade. Je subis les ravages du mal le plus terrible : le
Temps. Le Temps qui passe. Je ne vieillis plus, j'agonise. Comme les flammes
qui n'ont plus de bois, je m'éteins à petit feu. J'ai mal
et je souffre en silence, car qui pourrait comprendre ma détresse
et ma douleur, qui pourrait comprendre un vieil homme qui se meurt
Toute
ma vie on m'a mis de côté. On n'a jamais pris le temps de
m'écouter, ni de me demander mon avis. Le vilain petit canard de
la famille. Depuis la mort de ma femme, je vis chez ma fille. Je suis
un poids pour elle, un enfant de plus à s'occuper, un objet encombrant.
Maudite vieillesse, maudite maladie, qui profitent de ma faiblesse. A
cause d'elles, je suis cloîtré dans une petite chambre. Je
vois peu de monde, les habitants de cette maison me sont presque étrangers.
Ils ne s'attardent jamais à mon chevet : on va dire bonjour à
Pépé, voir comment il se porte, on lui apporte à
manger
puis on repart. La bête solitaire doit le rester. C'est
triste de vieillir.
Seul
Arthur passe du temps avec moi. Arthur est le plus jeune de mes petits
enfants. C'est un petit garçon vif et intelligent, qui s'intéresse
à tout. Lorsqu'il n'est pas à l'école, il vient me
tenir compagnie et nous jouons ensemble.
Car Arthur est délaissé par ses frères aînés.
Il est solitaire, tout comme moi.
C'est peut être pour cela que nous nous entendons bien.
*
Je
m'appelle Arthur. J'ai cinq ans, bientôt six. Je suis un grand,
moi. Mon Papi, il est très vieux. D'ailleurs, je me rappelle jamais
son âge. Je l'aime bien, mon Papi ; il est très gentil, vous
savez. C'est le seul qui veut bien jouer aux dominos avec moi. Des fois,
il me raconte des histoires, et on fait des dessins ensemble. Mais en
ce moment, je suis très inquiet, parce qu'il est plus comme avant.
Il me lit plus d'histoires, on joue moins aux dominos, et quand on joue,
il perd tout le temps
C'est pas normal, ça. D'habitude, il
est aussi fort que moi. Et il rigole plus, il a toujours l'air triste.
Aujourd'hui,
j'ai vu une émission sur un drôle de bonhomme à la
télé. Le Pape, je crois. J'en avais jamais entendu parler.
On le voyait tout petit, puis grand, et puis vieux. Ils racontaient sa
vie ou un truc dans le genre. J'ai pas bien compris pourquoi
Depuis
toute une semaine, les gens dans la télé parlent que de
lui. Ca a fait pleurer un peu Maman. Papa était triste aussi. Il
m'a expliqué que le Pape était un grand homme qui avait
beaucoup voyagé partout dans le monde, mais que maintenant c'était
un vieux monsieur très fatigué et qu'il venait de partir
pour un dernier grand voyage
J'ai demandé à Papa où il était parti, le
Pape, mais il m'a rien répondu.
J'aimerais
bien le rencontrer, le Pape.
*
Arthur
est passé me voir, tout à l'heure. Il était pensif.
Il m'a demandé si je connaissais le Pape. J'ai acquiescé,
en lui disant que c'était un personnage très connu dans
le monde. Il est resté dubitatif un moment puis est retourné
dans sa chambre.
Arthur se pose beaucoup de questions en ce moment, trop peut- être
? Il est comme ça, de temps à autres, il s'isole. Durant
ces périodes, il se renferme sur lui-même, comme s'il prenait
un temps de réflexion pour trouver les réponses à
ses questions. Ses parents ne s'en inquiètent nullement, mais moi,
cela me fait souffrir de voir le regard grave de ce petit garçon
d'ordinaire joyeux et souriant.
Le
revoilà avec sa boite de dominos. Mais sans le sourire. Il installe
soigneusement les dominos faces cachées sur mon lit, et en pioche
six. Je commence, je pose mon double six.
-"Dis-moi, Papi, comment ça se fait que je connaissais pas
le Pape alors que tout le monde sait qui c'est ? me questionne Arthur
en posant un domino.
- On ne peut pas tout savoir, Arthur, lui dis-je simplement"
Je pioche une fois, je ne peux rien faire. Je repioche. Arthur pose un
double.
-" Papa m'a dit qu'il était parti. Mais tu sais où,
toi ?
- Non, lui répondis-je, Personne ne sait quelle est la destination
de son voyage."
Arthur se tait un instant et dit tout bas :
-"Sûrement qu'il est parti au même endroit que Mamie
- Sûrement, répète-je
"
La mort est une notion abstraite pour Arthur.
*
Papi
a encore perdu aux dominos. Je vois bien qu'il est pas en forme. Ca m'inquiète
vraiment beaucoup
Je vais le laisser pour qu'il se repose un peu.
Mais, qu'est ce qu'il a ?
Papi !
Pourquoi il grimace comme ça ? Pourquoi il se tord comme ça
?
Il a mal. Il faut que je prévienne Papa et Maman, mais aucun cri
ne sort de ma bouche. Je suis incapable de bouger. J'ai peur. Je pleure.
Papi, si tu t'en vas, qui va jouer aux dominos avec moi ?
*
Que
s'est-il passé ? J'ai dû avoir un moment d'absence. Je me
souviens d'une grande douleur, et puis, plus rien. Le vide total.
Et
que fais-je ici ? Je suis allongé dans l'herbe. Je vois des arbres
centenaires se dressant majestueusement vers un ciel uniformément
bleu. Je vois une végétation luxuriante. J'entends le chant
d'une multitude d'oiseaux mêlé au ruissellement de l'eau
sur les galets. Le paysage est superbe, presque irréel. Je vis
un rêve éveillé.
Je me lève d'un bond et, oh stupeur, aucune douleur. Plus de rhumatismes.
J'ai soif. Je me dirige vers un petit ruisseau. Je me penche pour boire,
et le reflet qui s'offre à moi me laisse pantois. C'est bien moi,
mais avec cinquante ans de moins. J'ai perdu mes rides et retrouvé
mes cheveux. Je pars en courant, je saute, je profite de cette nouvelle
jeunesse.
Au détour d'un bosquet, j'aperçois un groupe de jeunes gens.
Ils se dirigent gaiement vers moi.
"Viens donc te joindre à nous, me dit l'un d'eux."
Je me joins volontiers à cette joyeuse troupe. Et nous partons
à la découverte de notre nouveau domaine. Nous déambulons
dans cette jungle de verdure. Au loin on peut apercevoir une imposante
bâtisse. Nous marchons dans sa direction.
De
près, elle est encore plus impressionnante. Nous entrons stupéfaits.
L'intérieur est somptueusement paré, de superbes tableaux
habillent les murs. Les meubles sont d'ébène et d'acajou,
le marbre, les dorures et les riches étoffes sont omniprésents.
De grandes fenêtres illuminent les nombreuses pièces de cette
demeure digne d'un prince ou d'un roi. Mes amis s'installent à
leurs aises, et commencent à se délecter des fruits disposés
dans un plat d'argent. Le cadre est enchanteur, pourtant je ne suis pas
à mon aise. Trop de luxe, tout est à notre disposition.
Et nous n'avons rencontré personne, pas âme qui vive, excepté
quelques lapins et une biche qui ont détalé en nous voyant,
et un bouc, ou peut-être une chèvre, qui nous a suivis à
distance pendant un moment. Même les oiseaux qui chantent sont invisibles
; je n'ai pas vu l'ombre d'une plume.
Je m'inquiète trop
Je vis un rêve formidable, il faut
que j'en profite.
Je laisse mes nouveaux amis à leurs occupations. La curiosité
me pousse dans les jardins. Entretenus avec soin et goût, ils sont
en parfaite harmonie avec la maison qu'ils entourent. Je découvre
de superbes massifs de roses, quelques pensées, des tulipes plantées
en damier
Soudain, un vieillard à l'âge indéfinissable déboule
devant moi.
" Que fais-tu ici, toi, me cria-t-il. Va- t- en avant qu'il ne soit
trop tard, ce lieu n'est pas celui que tu crois."
Je n'avais aucune envie de partir.
" Puis-je savoir pourquoi je devrais quitter ce paradis ?" ,
lui demandai-je, narquois.
Le vieil homme me regarde longuement et me dit d'un air malheureux :
" Tu ne sais rien, pauvre naïf, tu ne sais rien."
Et il s'éloigne, le dos courbé.
Le bouc m'observe, à l'ombre sous son arbre. Etrange bête.
J'ai dû flâner une bonne heure parmi les arbres et les fleurs.
Je
rentre dans la maison où je retrouve mes compagnons avachis un
peu partout dans la pièce. La plupart dorment. Ils digèrent
leur repas. Apparemment, ils ont dû trouver d'autres victuailles,
vu les déchets qui jonchent le sol et la table. La pièce
dans laquelle nous nous trouvons a perdu toute sa majesté et se
rapproche plus du taudis que de la salle de palais. Ils n'ont pas fait
dans la dentelle, les sagouins. Je vais me reposer un peu. Oh non !
Non
!
Mes douleurs me reprennent
J'ai mal
Et tous les autres
qui rêvent de je-ne-sais-quoi alors que je crève
Je
brûle
Et Arthur, où est-il ? J'ai besoin qu'on me prenne
la main, qu'on m'accompagne, je ne veux pas mourir loin de ma famille,
je ne veux pas mourir seul
Je ne veux pas mourir.
*
"Papi, ça va bien ?"
J'émerge.
Difficilement. Toute la famille est réunie autour de moi. Ils ont
réussi à décrocher leurs regards du petit écran.
Même le médecin est là. Tous m'observent. Ma fille
a les yeux rouges. Le médecin m'examine rapidement, puis sort de
la pièce suivi de ma fille et de son mari. Les aînés
me souhaitent bonne nuit et retournent devant le poste. Seul Arthur reste.
Il me demande :
" Qu'est-ce qui t'est arrivé, Papi ?"
Mes compagnons ! Le vieillard ! Le pays merveilleux ! Tout me revient.
Où sont-ils ? Ai-je rêvé ?
" Papi, tu m'écoute quand je te parle, dis ?"
Arthur perd patience. J'ai fait un malaise. J'ai rêvé. J'ai
mal. Trop mal. Je veux retourner dans mon rêve. Je ne veux pas mourir.
Je veux juste m'évader.
" Arthur, laisse ton grand-père tranquille, veux-tu. Il est
fatigué. Monte te coucher. Tu devrais déjà être
au lit à cette heure."
Ma fille sait se faire obéir de ses enfants. D'ailleurs Arthur
obéit toujours. Il va monter dans sa chambre. Mais il va revenir
me voir en cachette. Je le connais trop bien.
J'ai mal.
*
Papi
s'est enfin réveillé. Il ne m'a rien dit, il a l'air de
pas aller bien. Papa et Maman parlent encore avec le médecin. Du
haut de l'escalier je les écoute. Ils ne peuvent pas me voir. Moi
si.
Je ne sais pas de quoi ils parlent mais ça a pas l'air drôle.
Maman pleure silencieusement. Papa ne dit rien. Le médecin parle
de Papi. Il doit y avoir quelque chose qu'on ne veut pas nous dire. Les
Grands ont toujours des secrets qu'ils gardent que pour eux.
Et si
Et si Papi partait, comme le Pape, comme Mamie, sans nous
dire où.
*
Revoilà
Arthur. Il a été plus long que je ne le pensais à
revenir. Il entre dans ma chambre discrètement. Il me regarde d'un
air accusateur et me dit :
-" Tu pars où, Papi ?
Que veut-il me dire, là ? Je dois partir quelque part ?
-" Tu veux parler de l'hôpital peut-être, hasardé-je-je."
Cette réponse le laisse sans voix. Ce n'est sûrement pas
celle qu'il attendait.
-" Mais alors, je pourrai plus venir te voir quand je veux, me demande-t-il
tristement."
Je ne dis rien. Je redoute le jour où je devrai partir pour l'hôpital.
Roger, mon ami, mon frère, y est mort abandonné des siens.
On avait fait la guerre ensemble, il n'a jamais reculé devant l'Ennemi,
jamais eu peur. Pourtant, la veille de sa mort, j'ai vu dans ses yeux
la détresse, la peur, parce qu'il mourrait délaissé
par sa famille, parce qu'il mourrait seul. Le souvenir de ce regard me
hante encore. Je redoute le jour où l'on m'abandonnera à
mon tour dans cet asile aseptisé.
Soudain, Arthur se jette sous le lit. Il a l'oreille fine. Il a entendu
sa mère. Elle se dirige vers ma chambre. Elle entre. Ses yeux sont
encore rouges.
-" Papa, me dit-elle, n'hésite pas à nous prévenir
si tu ne vas pas bien. Le médecin n'est pas de garde ce soir, mais
nous pouvons l'appeler si quelque chose ne va pas. Bonne nuit."
Elle regarde l'heure et sort de la chambre.
-" Au fait, ajouta-t-elle en passant la tête par la porte entrebâillée,
j'aimerai récupérer Arthur si c'était possible. Je
préférerais qu'il soit sur son lit que sous le tien
"
*
-"Comment t'as fait pour savoir que
j'étais caché sous le lit de Papi, Maman?"
- Tu te caches tout le temps au même endroit Arthur, dit-elle, amusée.
- Ben ouais, c'est qu'il y a pas beaucoup de cachettes dans sa chambre.
Mais si tu veux, je retourne me cacher autre part et là, tu vas
pas me trouver
- Oh non. Maintenant que je t'ai, je ne te lâche plus. Direction
la chambre avec passage par les cases pipi et brossage de dents."
Zut ! Je me suis bien fait avoir. J'ai horreur du dentifrice. Il pique
trop. Papi il en a de la chance, il a plus besoin de se laver les dents,
parce qu'il n'en a plus. La petite souris a dû passer souvent. Mais
bon, comme il en met des fausses pour faire croire qu'il en a encore,
il faut quand même qu'il lave les fausses.
-"Au fait, Maman, qu'est-ce qu'il a Papi ?"
Silence.
-"Tu me réponds, dis ?
- Il est très malade, me souffla Maman, d'un air triste.
- Bah, c'est pas grave, faut pas que tu t'inquiète comme ça,
Mamounette. Donne-lui du sirop- qui- guérit- tout, celui que tu
me donne quand j'ai mal à la gorge, et puis il ira mieux."
Ma suggestion la fait rire, mais je ne vois pas ce qu'il y a de drôle.
-"Tu sais Arthur, ce n'est pas si simple que cela. Papi est très
âgé. Il est fatigué d'avoir tant vécu. Il a
besoin de repos. Un jour, il partira et
- Il va partir à l'hôpital ? l'interromps-je pendant qu'elle
bordait mon lit.
- Il va partir loin de nous, très loin
"
Maman s'interrompt et s'assied sur mon lit. Elle pleure en silence. Des
larmes coulent sur ses joues. J'aime pas quand ma Maman elle pleure. Je
me dégage de ma couette. Elle me prend dans ses bras. Les câlins,
ça efface les chagrins.
-"Maman, Papi va rejoindre Mamie ?
- Oui, je crois, dit-elle tout bas.
- Et il va aussi voir le Pape ?
- Peut-être Arthur, peut-être."
Je retourne me coucher. Maman se lève, m'embrasse et sort de ma
chambre rejoindre Papa et le Médecin qui discutent encore, mais
devant un verre de vin dans le salon à présent. On les entend
du premier étage de la maison.
Papi doit les entendre aussi de sa chambre qui se trouve au rez-de-chaussée.
Je ne suis pas content, Papi m'a menti. Il savait qu'il allait partir
retrouver Mamie. Très loin, peut-être de l'autre côté
de la Terre, peut-être au pays du Roi Lion ou chez les kangourous
En plus, il va rencontrer le Pape
Maman
doit penser que je vais m'endormir rapidement. Mais j'ai pas sommeil.
Nounours et le Marchand de Sable passeront plus tard. Qu'ils aillent d'abord
dire à Pimprenelle et Nicolas qu'il est temps de dormir ! Moi,
je vais voir Papi.
*
Le
bois des marches de l'escalier grince. J'entends le bruit des pieds nus
d'Arthur sur le carrelage du couloir. Il en a du culot ce petit. Si sa
mère le voit, il est bon pour la fessée. Le plus dur pour
Arthur est de passer devant le salon sans se faire repérer. Mais
je ne m'inquiète pas pour lui. Il ne se fait prendre que lorsqu'il
est enrhumé : il ne sait pas éternuer doucement.
Je
suis vraiment mal. J'ai chaud. J'ai froid. Et le médecin qui dit
que tout va bien. C'est pour lui que tout va bien, parce qu'elle doit
tourner la bouteille ! A chaque fois qu'il vient, il ne prend qu'un petit
fond, à cause du service dit-il. Eh bien, vu l'état dans
lequel je l'ai vu repartir la dernière fois, il a dû boire
au goulot.
Ma tête me brûle. J'ai soif.
Voilà Arthur. Sa vue me met du baume au cur. Cet enfant est
mon antidote. Il se glisse par la porte entrebâillée. Il
allume la lumière. Il a l'air furieux
-"Papi ! murmure-t-il, pourquoi tu m'as menti ?
- Qu'est-ce que tu racontes, Arthur ? Je t'ai toujours dit la vérité.
- C'est pas vrai, me dit-il en haussant le ton, tu m'as dit que tu allais
partir pour l'hôpital
- Mais non, tu
- Tu dis n'importe quoi, m'assène-t-il en parlant encore plus fort.
Tu savais très bien que tu allais partir retrouver Mamie !"
Je ne dis rien. J'ai mal.
-"Pourquoi tu m'as menti, continue Arthur, les larmes aux yeux, pourquoi
tu me l'as pas dit que tu allais la rejoindre. Moi, tu les connaissais
tous, mes secrets. Je te disais tout. Je t'ai toujours tout dit !"
Les autres n'entendent rien, ou ne veulent rien entendre. Et moi je souffre,
tenaillé par la douleur. Je souffre car je vois mon petit-fils,
le seul qui me comprenne, se déchaîner contre moi sans que
je ne comprenne pourquoi. J'étouffe. J'ai l'impression qu'un rorqual
de quelques dizaines de tonnes vient de s'écraser sur moi. Je respire
difficilement. Tout est flou autour de moi. La luminosité baisse.
Ma gorge est tellement sèche qu'aucun son n'en sort. Non, pas la
mort. Pas les angelots, pas les diablotins. Je veux retourner dans mon
rêve.
-"Papa ! Maman !"
Arthur pleure. Je pleure. La lumière ! Qui a éteint la lumière
? Arthur, où es-tu ? Je ne te vois plus. Reste avec moi.
*
J'entrouvre
les yeux. Je ne suis plus dans ma chambre. Me voici de retour dans mon
rêve. La douleur n'a pas totalement disparu. Je me lève.
Je me trouve sur une petite colline, sous un arbre. Pourquoi ne suis-je
plus dans la "maison", avec mes compagnons. Je vois la bâtisse
non loin de moi et me mets en marche. J'ai la désagréable
sensation d'être observé. Je ressens comme une présence.
A mi-chemin, je me retourne. J'ai cru apercevoir un homme appuyé
au tronc noueux de l'arbre. Illusion d'optique. Sous le pin se tient le
bouc. Encore lui ! Qu'a-t-il à me suivre comme cela ? Partout où
je vais, je le retrouve. Enfin
Le temps s'assombrit. Il fait lourd. Une petite brise serait la bienvenue.
Je franchis le pas de la porte. Il fait frais. Je retrouve la pièce
où mes amis ont fait bombance dans le même état que
je l'ai quitté. Par contre, nulle trace de mes camarades. Je fais
le tour des pièces alentours. Personne. Même la cuisine est
vide. J'appelle. Aucune réponse. Je tends l'oreille. Des cris rompent
le silence. Des cris de détresse, des cris de douleur venant de
nulle part, qui résonnent et brisent le silence de cette sinistre
demeure. Vite ! Quitter ce lieu lugubre ! Je sors en courant de la maison
et me stoppe aussitôt, stupéfait. Mais que se passe-t-il
? Alors que les alentours de la maison étaient déserts jusqu'à
il y a quelques minutes, à présent on peut voir plusieurs
personnes et quelques bestiaux déambuler, courir sous un ciel rougeâtre.
L'atmosphère est lourde, étouffante. Du paysage de prairies
verdoyantes et de vergers, il ne reste plus rien. Les prairies se sont
transformées en vastes étendues de terre sèche et
de broussailles sauvages, de mauvaises herbes et de chardons. Les arbres
ont perdu leur majesté, leurs couleurs et leurs fruits, se sont
desséchés, rabougris. Je m'approche d'une des personnes
pour lui demander ce qu'il se passe. Je me rends alors compte avec horreur
que ce ne sont pas des êtres humains normaux. Le visage recouvert
de poil, se tenant courbés, se déplaçant même
à quatre pattes, nus, ces hommes n'ont plus rien d'humain. On dirait
des animaux. Je me mets à courir, pour fuir leur regard, pour fuir
cette horreur. Au secours ! A l'aide ! Je veux retrouver le rêve
que j'ai quitté, pas ce cauchemar. Mais plus je m'enfuis, plus
je suis confronté à ces horreurs. Tout ce que je vois n'est
plus que souffrance, luxure, douleur
Vieillard ! Où es-tu
? Aide-moi.
Là-bas, je le vois, assis sur une pierre. Je me précipite
vers lui. Il m'attend.
-"Alors, tu veux toujours rester dans ce lieu enchanteur, dans ce
havre de douceur et de plaisir ? me demande-t-il, narquois.
- Je veux partir, l'imploré-je en me jetant à genoux. Aidez-moi.
Vous qui m'y avez incité, vous pouvez me faire quitter ce mauvais
rêve
- Un mauvais rêve, marmonna-t-il dans sa barbe, tu n'as toujours
pas compris
Tu ne vis pas un rêve, me dit-il en se levant.
Tu ne vis plus. Ne reconnais-tu pas ce lieu qui est la hantise de tout
humain. Voilà le Maître de céans, me dit-il."
Le Bouc. Je frissonne. Non, c'est impossible
-"Que dois-je donc faire pour m'en aller, le questionnes-je."
Je faiblis. Je me sens mal.
-"Il faut que tu apprennes à mourir, me dit-il calmement.
La mort n'est pas ce que tu crois. La mort n'est qu'un passage. Pas une
fin."
Qu'il arrête les belles paroles ! Je veux retourner chez moi. Je
ne vais pas tenir longtemps. Je veux quitter ce rêve à jamais.
Je tombe à terre. C'est trop dur. Des élancements douloureux
me parcourent le corps.
Le vieillard s'agenouille.
-"Le temps est venu de laisser la place aux autres, aux jeunes. A
Arthur. Ne regarde pas en arrière."
Je suffoque. Tout tourne autour de moi. Je ne vois plus rien. Je fais
un effort surhumain pour ne pas sombrer. J'entends à peine le vieillard
me dire :
-"Après l'obscurité vient la lumière. Ne te
retourne pas dans le tunnel
"
*
J'ouvre
les yeux. J'ai comme l'impression d'avoir déjà vécu
cette scène. Tout le monde me veille. Une dizaine d'yeux m'observent.
Je bouge, je vis, ils sont rassurés. Ma fille sanglote. Elle a
eu peur. Mais qu'elle garde des larmes, c'est pour bientôt. C'est
imminent.
Mon beau-fils est aux prises avec le médecin. Il s'évertue
à le mettre dehors, sans succès malheureusement. Le bougre
s'accroche. Si jamais le grand-père a une attaque, je suis là,
qu'il dit. Bien sûr. C'est surtout qu'il a encore soif.
Je
ne vois pas Arthur. Il doit dormir. Je suis triste. J'aurai bien aimé
le revoir une dernière fois. Les grands remontent dans leur chambres
respectives. Demain, il faut qu'ils soient en forme pour le collège.
Ma fille reste seule avec moi. Elle se tait, je ne dis rien. Le silence
en dit plus que les mots. Elle se lève et m'embrasse. Elle sort.
Elle pleure.
Ca bouge sous le lit. Il n'y a plus personne, Arthur quitte sa cachette.
-"Excuse-moi Papi pour tout- à- l'heure, dit-il. Maintenant,
j'ai compris
- Qu'est- ce- que tu as compris, lui demandes-je ?
- Tu vas t'en aller plus loin que je pensais. C'est pas sur Terre que
tu retrouveras Mamie."
Il aura fallu du temps à Arthur pour le comprendre. Il m'aura fallu
du temps pour l'admettre. Mais maintenant je vais mieux, je me sens bien.
-"Tiens Papi, ajouta-t-il."
Il me tend un dessin.
-"C'est le dessin que j'avais fait pour l'anniversaire de Mamie.
Mais elle est morte avant que je puisse lui donner. Je lui avais promis.
Tu lui donneras, hein?"
J'opine. Arthur fouille dans sa poche et sort un domino. Le double- six.
-"Ca, c'est pour toi. Comme ça, tu penseras à moi."
J'ai sommeil.
-"Merci Arthur, lui dis-je tout bas, je ne t'oublierai pas."
Arthur me prend la main. Je ferme les yeux. Non, je ne l'oublierai pas
*
Le
vieillard n'est plus là. Je me trouve devant l'entrée du
tunnel. J'y entre, laissant derrière moi mes amis. Que sont-ils
devenus ? Les animaux que j'ai croisés ? Etaient- ce leurs cris
qui résonnaient lugubrement dans la maison? Je ne le saurai jamais.
J'avance.
Je ne vois rien. L'obscurité est totale. Soudain, un bruit de pas
résonne derrière moi. Il y a quelqu'un? Les mots du vieillard
me reviennent en tête. Ne pas se retourner. Un grondement sourd
résonne alors dans le tunnel, puis un autre. Je commence à
paniquer. Je cours. Où suis-je ? Que fais-je ici ? Je distingue
quelque chose au loin. La sortie ? Non. Ca se dirige vers moi. C'est ma
Peur. Mes hantises, mes craintes d'enfant, le monstre du placard que mes
parents ne voyaient pas, les fantômes de mon passé
tous
me reviennent. Je distingue un Allemand avec un fusil mitrailleur. Je
revois la guerre. Les images d'horreur, le sang, le regard de l'Allemand
descendu sous mes yeux. Les spectres de mes compagnons de régiment
et des autres défilent devant moi, tantôt hagards, tantôt
effrayants. Je cours toujours mais plus j'avance, plus j'éprouve
de difficultés à poser un pied devant l'autre. J'ai l'impression
que l'on me retient, qu'on me tire vers l'arrière. On m'appelle
derrière moi. La voix me parvient nettement. Roger. C'est Roger.
Une autre voix résonne, dans ma tête cette fois. La voix
du vieillard !
-"Ne regarde pas ! Ne te retourne pas ! IL cherche à te piéger.
- Non, Roger ne ferait jamais cela, cries-je au bord du désespoir,
il m'aimait comme un frère !
- Ce n'est pas Roger que tu entends là
"
La
voix s'est tue. J'avance de plus belle, passant au travers des fantômes,
des monstres, de ma peur. Le vieillard est avec moi, je suis rassuré.
La lumière, je vois de la lumière. Un point lumineux brille
au bout du tunnel. Et il grossit.
Je m'arrête de marcher brusquement. Devant mes yeux se mettent à
défiler des images. Je vois un petit bout d'homme, un bébé
tout jeune dans son parc. Ma gorge se serre. Je vois cet enfant jouer
au ballon. Je le vois dire adieu à ses parents, le fusil à
l'épaule. Mes yeux me piquent. Je le vois courir sous les balles,
sous les obus. Je tombe à terre. Je pleure. Je vois ma femme radieuse
le jour de notre mariage. La naissance de mes deux fils, ma fille jouant
à la poupée
Ma femme sur son lit de mort. Arthur
Ma vie. La lumière s'éloigne. Je n'ai plus envie de me battre.
Le point diminue. La Peur m'entoure à nouveau.
"Ne regarde pas en arrière
IL cherche à te piéger
Le passé te déchirera."
Le
vieillard ! Je me relève et me mets à courir vers la lumière.
J'ai les yeux remplis de larmes. Plus rien ne me retient. La lumière
s'intensifie. Je suis aspiré.
Adieu mes enfants, je m'en vais.
*
Papi est parti. Il jouera plus jamais aux
dominos avec moi. Il s'est endormi tout doucement. Il sourit. Tout le
monde pleure. Pas moi. Je sais que Papi est heureux. Il a retrouvé
ses amis, son papa et sa maman, Mamie
Le dessin et le domino ne sont plus dans sa poche. Il les a emmenés
avec lui.
Il va rencontrer le Pape, j'en suis sûr. Moi, je n'ai pas connu
le Pape, mais j'ai connu Papi. Et j'en suis fier, parce que mon Papi,
même si personne n'en a jamais entendu parler, pour moi ça
a été un grand homme.
Papi, tu
resteras pour toujours dans mon cur.
*
J'ouvre les yeux. Je suis allongé
dans l'herbe. Il fait beau. Il fait bon. Je me lève. Perdue au
milieu des marais salants, se dresse une petite maisonnette aux tuiles
rouges et aux volets bleus, entourée d'un jardinet. Les trois grands
pins sont bien là. C'est la maison dont nous rêvions depuis
que nous nous sommes rencontrés. Je l'aperçois au loin,
sur sa bicyclette, belle comme au premier jour. Peu m'importe où
je suis maintenant que je l'ai retrouvée.
Dans ma
poche, j'ai le dessin d'Arthur
|