LE DESSIN D'ARTHUR

     J'ai mal. Je suis malade. Je subis les ravages du mal le plus terrible : le Temps. Le Temps qui passe. Je ne vieillis plus, j'agonise. Comme les flammes qui n'ont plus de bois, je m'éteins à petit feu. J'ai mal et je souffre en silence, car qui pourrait comprendre ma détresse et ma douleur, qui pourrait comprendre un vieil homme qui se meurt…

     Toute ma vie on m'a mis de côté. On n'a jamais pris le temps de m'écouter, ni de me demander mon avis. Le vilain petit canard de la famille. Depuis la mort de ma femme, je vis chez ma fille. Je suis un poids pour elle, un enfant de plus à s'occuper, un objet encombrant.
Maudite vieillesse, maudite maladie, qui profitent de ma faiblesse. A cause d'elles, je suis cloîtré dans une petite chambre. Je vois peu de monde, les habitants de cette maison me sont presque étrangers. Ils ne s'attardent jamais à mon chevet : on va dire bonjour à Pépé, voir comment il se porte, on lui apporte à manger… puis on repart. La bête solitaire doit le rester. C'est triste de vieillir.

     Seul Arthur passe du temps avec moi. Arthur est le plus jeune de mes petits enfants. C'est un petit garçon vif et intelligent, qui s'intéresse à tout. Lorsqu'il n'est pas à l'école, il vient me tenir compagnie et nous jouons ensemble.
Car Arthur est délaissé par ses frères aînés. Il est solitaire, tout comme moi.
C'est peut être pour cela que nous nous entendons bien.

*

     Je m'appelle Arthur. J'ai cinq ans, bientôt six. Je suis un grand, moi. Mon Papi, il est très vieux. D'ailleurs, je me rappelle jamais son âge. Je l'aime bien, mon Papi ; il est très gentil, vous savez. C'est le seul qui veut bien jouer aux dominos avec moi. Des fois, il me raconte des histoires, et on fait des dessins ensemble. Mais en ce moment, je suis très inquiet, parce qu'il est plus comme avant. Il me lit plus d'histoires, on joue moins aux dominos, et quand on joue, il perd tout le temps… C'est pas normal, ça. D'habitude, il est aussi fort que moi. Et il rigole plus, il a toujours l'air triste.

     Aujourd'hui, j'ai vu une émission sur un drôle de bonhomme à la télé. Le Pape, je crois. J'en avais jamais entendu parler. On le voyait tout petit, puis grand, et puis vieux. Ils racontaient sa vie ou un truc dans le genre. J'ai pas bien compris pourquoi… Depuis toute une semaine, les gens dans la télé parlent que de lui. Ca a fait pleurer un peu Maman. Papa était triste aussi. Il m'a expliqué que le Pape était un grand homme qui avait beaucoup voyagé partout dans le monde, mais que maintenant c'était un vieux monsieur très fatigué et qu'il venait de partir pour un dernier grand voyage…
J'ai demandé à Papa où il était parti, le Pape, mais il m'a rien répondu.

J'aimerais bien le rencontrer, le Pape.


*


     
Arthur est passé me voir, tout à l'heure. Il était pensif. Il m'a demandé si je connaissais le Pape. J'ai acquiescé, en lui disant que c'était un personnage très connu dans le monde. Il est resté dubitatif un moment puis est retourné dans sa chambre.
Arthur se pose beaucoup de questions en ce moment, trop peut- être ? Il est comme ça, de temps à autres, il s'isole. Durant ces périodes, il se renferme sur lui-même, comme s'il prenait un temps de réflexion pour trouver les réponses à ses questions. Ses parents ne s'en inquiètent nullement, mais moi, cela me fait souffrir de voir le regard grave de ce petit garçon d'ordinaire joyeux et souriant.

     Le revoilà avec sa boite de dominos. Mais sans le sourire. Il installe soigneusement les dominos faces cachées sur mon lit, et en pioche six. Je commence, je pose mon double six.
-"Dis-moi, Papi, comment ça se fait que je connaissais pas le Pape alors que tout le monde sait qui c'est ? me questionne Arthur en posant un domino.
- On ne peut pas tout savoir, Arthur, lui dis-je simplement"
Je pioche une fois, je ne peux rien faire. Je repioche. Arthur pose un double.
-" Papa m'a dit qu'il était parti. Mais tu sais où, toi ?
- Non, lui répondis-je, Personne ne sait quelle est la destination de son voyage."
Arthur se tait un instant et dit tout bas :
-"Sûrement qu'il est parti au même endroit que Mamie…
- Sûrement, répète-je…"
La mort est une notion abstraite pour Arthur.


*


     
Papi a encore perdu aux dominos. Je vois bien qu'il est pas en forme. Ca m'inquiète vraiment beaucoup… Je vais le laisser pour qu'il se repose un peu.
Mais, qu'est ce qu'il a ?
Papi !
Pourquoi il grimace comme ça ? Pourquoi il se tord comme ça ?
Il a mal. Il faut que je prévienne Papa et Maman, mais aucun cri ne sort de ma bouche. Je suis incapable de bouger. J'ai peur. Je pleure.
Papi, si tu t'en vas, qui va jouer aux dominos avec moi ?


*


     
Que s'est-il passé ? J'ai dû avoir un moment d'absence. Je me souviens d'une grande douleur, et puis, plus rien. Le vide total.

     Et que fais-je ici ? Je suis allongé dans l'herbe. Je vois des arbres centenaires se dressant majestueusement vers un ciel uniformément bleu. Je vois une végétation luxuriante. J'entends le chant d'une multitude d'oiseaux mêlé au ruissellement de l'eau sur les galets. Le paysage est superbe, presque irréel. Je vis un rêve éveillé.
Je me lève d'un bond et, oh stupeur, aucune douleur. Plus de rhumatismes. J'ai soif. Je me dirige vers un petit ruisseau. Je me penche pour boire, et le reflet qui s'offre à moi me laisse pantois. C'est bien moi, mais avec cinquante ans de moins. J'ai perdu mes rides et retrouvé mes cheveux. Je pars en courant, je saute, je profite de cette nouvelle jeunesse.
Au détour d'un bosquet, j'aperçois un groupe de jeunes gens. Ils se dirigent gaiement vers moi.
"Viens donc te joindre à nous, me dit l'un d'eux."
Je me joins volontiers à cette joyeuse troupe. Et nous partons à la découverte de notre nouveau domaine. Nous déambulons dans cette jungle de verdure. Au loin on peut apercevoir une imposante bâtisse. Nous marchons dans sa direction.

     De près, elle est encore plus impressionnante. Nous entrons stupéfaits. L'intérieur est somptueusement paré, de superbes tableaux habillent les murs. Les meubles sont d'ébène et d'acajou, le marbre, les dorures et les riches étoffes sont omniprésents. De grandes fenêtres illuminent les nombreuses pièces de cette demeure digne d'un prince ou d'un roi. Mes amis s'installent à leurs aises, et commencent à se délecter des fruits disposés dans un plat d'argent. Le cadre est enchanteur, pourtant je ne suis pas à mon aise. Trop de luxe, tout est à notre disposition. Et nous n'avons rencontré personne, pas âme qui vive, excepté quelques lapins et une biche qui ont détalé en nous voyant, et un bouc, ou peut-être une chèvre, qui nous a suivis à distance pendant un moment. Même les oiseaux qui chantent sont invisibles ; je n'ai pas vu l'ombre d'une plume.
Je m'inquiète trop… Je vis un rêve formidable, il faut que j'en profite.
Je laisse mes nouveaux amis à leurs occupations. La curiosité me pousse dans les jardins. Entretenus avec soin et goût, ils sont en parfaite harmonie avec la maison qu'ils entourent. Je découvre de superbes massifs de roses, quelques pensées, des tulipes plantées en damier…
Soudain, un vieillard à l'âge indéfinissable déboule devant moi.
" Que fais-tu ici, toi, me cria-t-il. Va- t- en avant qu'il ne soit trop tard, ce lieu n'est pas celui que tu crois."
Je n'avais aucune envie de partir.
" Puis-je savoir pourquoi je devrais quitter ce paradis ?" , lui demandai-je, narquois.
Le vieil homme me regarde longuement et me dit d'un air malheureux :
" Tu ne sais rien, pauvre naïf, tu ne sais rien."
Et il s'éloigne, le dos courbé.
Le bouc m'observe, à l'ombre sous son arbre. Etrange bête.
J'ai dû flâner une bonne heure parmi les arbres et les fleurs.

     Je rentre dans la maison où je retrouve mes compagnons avachis un peu partout dans la pièce. La plupart dorment. Ils digèrent leur repas. Apparemment, ils ont dû trouver d'autres victuailles, vu les déchets qui jonchent le sol et la table. La pièce dans laquelle nous nous trouvons a perdu toute sa majesté et se rapproche plus du taudis que de la salle de palais. Ils n'ont pas fait dans la dentelle, les sagouins. Je vais me reposer un peu. Oh non ! …Non ! …Mes douleurs me reprennent… J'ai mal… Et tous les autres qui rêvent de je-ne-sais-quoi alors que je crève… Je brûle… Et Arthur, où est-il ? J'ai besoin qu'on me prenne la main, qu'on m'accompagne, je ne veux pas mourir loin de ma famille, je ne veux pas mourir seul… Je ne veux pas mourir.


*


"Papi, ça va bien ?"
     J'émerge. Difficilement. Toute la famille est réunie autour de moi. Ils ont réussi à décrocher leurs regards du petit écran. Même le médecin est là. Tous m'observent. Ma fille a les yeux rouges. Le médecin m'examine rapidement, puis sort de la pièce suivi de ma fille et de son mari. Les aînés me souhaitent bonne nuit et retournent devant le poste. Seul Arthur reste. Il me demande :
" Qu'est-ce qui t'est arrivé, Papi ?"
Mes compagnons ! Le vieillard ! Le pays merveilleux ! Tout me revient. Où sont-ils ? Ai-je rêvé ?
" Papi, tu m'écoute quand je te parle, dis ?"
Arthur perd patience. J'ai fait un malaise. J'ai rêvé. J'ai mal. Trop mal. Je veux retourner dans mon rêve. Je ne veux pas mourir. Je veux juste m'évader.
" Arthur, laisse ton grand-père tranquille, veux-tu. Il est fatigué. Monte te coucher. Tu devrais déjà être au lit à cette heure."
Ma fille sait se faire obéir de ses enfants. D'ailleurs Arthur obéit toujours. Il va monter dans sa chambre. Mais il va revenir me voir en cachette. Je le connais trop bien.
J'ai mal.


*


     
Papi s'est enfin réveillé. Il ne m'a rien dit, il a l'air de pas aller bien. Papa et Maman parlent encore avec le médecin. Du haut de l'escalier je les écoute. Ils ne peuvent pas me voir. Moi si.
Je ne sais pas de quoi ils parlent mais ça a pas l'air drôle. Maman pleure silencieusement. Papa ne dit rien. Le médecin parle de Papi. Il doit y avoir quelque chose qu'on ne veut pas nous dire. Les Grands ont toujours des secrets qu'ils gardent que pour eux.
Et si… Et si Papi partait, comme le Pape, comme Mamie, sans nous dire où.


*


     
Revoilà Arthur. Il a été plus long que je ne le pensais à revenir. Il entre dans ma chambre discrètement. Il me regarde d'un air accusateur et me dit :
-" Tu pars où, Papi ?
Que veut-il me dire, là ? Je dois partir quelque part ?
-" Tu veux parler de l'hôpital peut-être, hasardé-je-je."
Cette réponse le laisse sans voix. Ce n'est sûrement pas celle qu'il attendait.
-" Mais alors, je pourrai plus venir te voir quand je veux, me demande-t-il tristement."
Je ne dis rien. Je redoute le jour où je devrai partir pour l'hôpital. Roger, mon ami, mon frère, y est mort abandonné des siens. On avait fait la guerre ensemble, il n'a jamais reculé devant l'Ennemi, jamais eu peur. Pourtant, la veille de sa mort, j'ai vu dans ses yeux la détresse, la peur, parce qu'il mourrait délaissé par sa famille, parce qu'il mourrait seul. Le souvenir de ce regard me hante encore. Je redoute le jour où l'on m'abandonnera à mon tour dans cet asile aseptisé.
Soudain, Arthur se jette sous le lit. Il a l'oreille fine. Il a entendu sa mère. Elle se dirige vers ma chambre. Elle entre. Ses yeux sont encore rouges.
-" Papa, me dit-elle, n'hésite pas à nous prévenir si tu ne vas pas bien. Le médecin n'est pas de garde ce soir, mais nous pouvons l'appeler si quelque chose ne va pas. Bonne nuit."
Elle regarde l'heure et sort de la chambre.
-" Au fait, ajouta-t-elle en passant la tête par la porte entrebâillée, j'aimerai récupérer Arthur si c'était possible. Je préférerais qu'il soit sur son lit que sous le tien…"


*


-"Comment t'as fait pour savoir que j'étais caché sous le lit de Papi, Maman?"
- Tu te caches tout le temps au même endroit Arthur, dit-elle, amusée.
- Ben ouais, c'est qu'il y a pas beaucoup de cachettes dans sa chambre. Mais si tu veux, je retourne me cacher autre part et là, tu vas pas me trouver…
- Oh non. Maintenant que je t'ai, je ne te lâche plus. Direction la chambre avec passage par les cases pipi et brossage de dents."
Zut ! Je me suis bien fait avoir. J'ai horreur du dentifrice. Il pique trop. Papi il en a de la chance, il a plus besoin de se laver les dents, parce qu'il n'en a plus. La petite souris a dû passer souvent. Mais bon, comme il en met des fausses pour faire croire qu'il en a encore, il faut quand même qu'il lave les fausses.
-"Au fait, Maman, qu'est-ce qu'il a Papi ?"
Silence.
-"Tu me réponds, dis ?
- Il est très malade, me souffla Maman, d'un air triste.
- Bah, c'est pas grave, faut pas que tu t'inquiète comme ça, Mamounette. Donne-lui du sirop- qui- guérit- tout, celui que tu me donne quand j'ai mal à la gorge, et puis il ira mieux."
Ma suggestion la fait rire, mais je ne vois pas ce qu'il y a de drôle.
-"Tu sais Arthur, ce n'est pas si simple que cela. Papi est très âgé. Il est fatigué d'avoir tant vécu. Il a besoin de repos. Un jour, il partira et…
- Il va partir à l'hôpital ? l'interromps-je pendant qu'elle bordait mon lit.
- Il va partir loin de nous, très loin…"
Maman s'interrompt et s'assied sur mon lit. Elle pleure en silence. Des larmes coulent sur ses joues. J'aime pas quand ma Maman elle pleure. Je me dégage de ma couette. Elle me prend dans ses bras. Les câlins, ça efface les chagrins.
-"Maman, Papi va rejoindre Mamie ?
- Oui, je crois, dit-elle tout bas.
- Et il va aussi voir le Pape ?
- Peut-être Arthur, peut-être."
Je retourne me coucher. Maman se lève, m'embrasse et sort de ma chambre rejoindre Papa et le Médecin qui discutent encore, mais devant un verre de vin dans le salon à présent. On les entend du premier étage de la maison.
Papi doit les entendre aussi de sa chambre qui se trouve au rez-de-chaussée. Je ne suis pas content, Papi m'a menti. Il savait qu'il allait partir retrouver Mamie. Très loin, peut-être de l'autre côté de la Terre, peut-être au pays du Roi Lion ou chez les kangourous…
En plus, il va rencontrer le Pape…

     Maman doit penser que je vais m'endormir rapidement. Mais j'ai pas sommeil. Nounours et le Marchand de Sable passeront plus tard. Qu'ils aillent d'abord dire à Pimprenelle et Nicolas qu'il est temps de dormir ! Moi, je vais voir Papi.


*


     
Le bois des marches de l'escalier grince. J'entends le bruit des pieds nus d'Arthur sur le carrelage du couloir. Il en a du culot ce petit. Si sa mère le voit, il est bon pour la fessée. Le plus dur pour Arthur est de passer devant le salon sans se faire repérer. Mais je ne m'inquiète pas pour lui. Il ne se fait prendre que lorsqu'il est enrhumé : il ne sait pas éternuer doucement.

     Je suis vraiment mal. J'ai chaud. J'ai froid. Et le médecin qui dit que tout va bien. C'est pour lui que tout va bien, parce qu'elle doit tourner la bouteille ! A chaque fois qu'il vient, il ne prend qu'un petit fond, à cause du service dit-il. Eh bien, vu l'état dans lequel je l'ai vu repartir la dernière fois, il a dû boire au goulot.
Ma tête me brûle. J'ai soif.
Voilà Arthur. Sa vue me met du baume au cœur. Cet enfant est mon antidote. Il se glisse par la porte entrebâillée. Il allume la lumière. Il a l'air furieux…
-"Papi ! murmure-t-il, pourquoi tu m'as menti ?
- Qu'est-ce que tu racontes, Arthur ? Je t'ai toujours dit la vérité.
- C'est pas vrai, me dit-il en haussant le ton, tu m'as dit que tu allais partir pour l'hôpital…
- Mais non, tu…
- Tu dis n'importe quoi, m'assène-t-il en parlant encore plus fort. Tu savais très bien que tu allais partir retrouver Mamie !"
Je ne dis rien. J'ai mal.
-"Pourquoi tu m'as menti, continue Arthur, les larmes aux yeux, pourquoi tu me l'as pas dit que tu allais la rejoindre. Moi, tu les connaissais tous, mes secrets. Je te disais tout. Je t'ai toujours tout dit !"
Les autres n'entendent rien, ou ne veulent rien entendre. Et moi je souffre, tenaillé par la douleur. Je souffre car je vois mon petit-fils, le seul qui me comprenne, se déchaîner contre moi sans que je ne comprenne pourquoi. J'étouffe. J'ai l'impression qu'un rorqual de quelques dizaines de tonnes vient de s'écraser sur moi. Je respire difficilement. Tout est flou autour de moi. La luminosité baisse. Ma gorge est tellement sèche qu'aucun son n'en sort. Non, pas la mort. Pas les angelots, pas les diablotins. Je veux retourner dans mon rêve.
-"Papa ! Maman !"
Arthur pleure. Je pleure. La lumière ! Qui a éteint la lumière ? Arthur, où es-tu ? Je ne te vois plus. Reste avec moi.


*


     
J'entrouvre les yeux. Je ne suis plus dans ma chambre. Me voici de retour dans mon rêve. La douleur n'a pas totalement disparu. Je me lève. Je me trouve sur une petite colline, sous un arbre. Pourquoi ne suis-je plus dans la "maison", avec mes compagnons. Je vois la bâtisse non loin de moi et me mets en marche. J'ai la désagréable sensation d'être observé. Je ressens comme une présence. A mi-chemin, je me retourne. J'ai cru apercevoir un homme appuyé au tronc noueux de l'arbre. Illusion d'optique. Sous le pin se tient le bouc. Encore lui ! Qu'a-t-il à me suivre comme cela ? Partout où je vais, je le retrouve. Enfin…
Le temps s'assombrit. Il fait lourd. Une petite brise serait la bienvenue. Je franchis le pas de la porte. Il fait frais. Je retrouve la pièce où mes amis ont fait bombance dans le même état que je l'ai quitté. Par contre, nulle trace de mes camarades. Je fais le tour des pièces alentours. Personne. Même la cuisine est vide. J'appelle. Aucune réponse. Je tends l'oreille. Des cris rompent le silence. Des cris de détresse, des cris de douleur venant de nulle part, qui résonnent et brisent le silence de cette sinistre demeure. Vite ! Quitter ce lieu lugubre ! Je sors en courant de la maison et me stoppe aussitôt, stupéfait. Mais que se passe-t-il ? Alors que les alentours de la maison étaient déserts jusqu'à il y a quelques minutes, à présent on peut voir plusieurs personnes et quelques bestiaux déambuler, courir sous un ciel rougeâtre. L'atmosphère est lourde, étouffante. Du paysage de prairies verdoyantes et de vergers, il ne reste plus rien. Les prairies se sont transformées en vastes étendues de terre sèche et de broussailles sauvages, de mauvaises herbes et de chardons. Les arbres ont perdu leur majesté, leurs couleurs et leurs fruits, se sont desséchés, rabougris. Je m'approche d'une des personnes pour lui demander ce qu'il se passe. Je me rends alors compte avec horreur que ce ne sont pas des êtres humains normaux. Le visage recouvert de poil, se tenant courbés, se déplaçant même à quatre pattes, nus, ces hommes n'ont plus rien d'humain. On dirait des animaux. Je me mets à courir, pour fuir leur regard, pour fuir cette horreur. Au secours ! A l'aide ! Je veux retrouver le rêve que j'ai quitté, pas ce cauchemar. Mais plus je m'enfuis, plus je suis confronté à ces horreurs. Tout ce que je vois n'est plus que souffrance, luxure, douleur… Vieillard ! Où es-tu ? Aide-moi.
Là-bas, je le vois, assis sur une pierre. Je me précipite vers lui. Il m'attend.
-"Alors, tu veux toujours rester dans ce lieu enchanteur, dans ce havre de douceur et de plaisir ? me demande-t-il, narquois.
- Je veux partir, l'imploré-je en me jetant à genoux. Aidez-moi. Vous qui m'y avez incité, vous pouvez me faire quitter ce mauvais rêve…
- Un mauvais rêve, marmonna-t-il dans sa barbe, tu n'as toujours pas compris… Tu ne vis pas un rêve, me dit-il en se levant. Tu ne vis plus. Ne reconnais-tu pas ce lieu qui est la hantise de tout humain. Voilà le Maître de céans, me dit-il."
Le Bouc. Je frissonne. Non, c'est impossible…
-"Que dois-je donc faire pour m'en aller, le questionnes-je."
Je faiblis. Je me sens mal.
-"Il faut que tu apprennes à mourir, me dit-il calmement. La mort n'est pas ce que tu crois. La mort n'est qu'un passage. Pas une fin."
Qu'il arrête les belles paroles ! Je veux retourner chez moi. Je ne vais pas tenir longtemps. Je veux quitter ce rêve à jamais.
Je tombe à terre. C'est trop dur. Des élancements douloureux me parcourent le corps.
Le vieillard s'agenouille.
-"Le temps est venu de laisser la place aux autres, aux jeunes. A Arthur. Ne regarde pas en arrière."
Je suffoque. Tout tourne autour de moi. Je ne vois plus rien. Je fais un effort surhumain pour ne pas sombrer. J'entends à peine le vieillard me dire :
-"Après l'obscurité vient la lumière. Ne te retourne pas dans le tunnel…"


*


     
J'ouvre les yeux. J'ai comme l'impression d'avoir déjà vécu cette scène. Tout le monde me veille. Une dizaine d'yeux m'observent. Je bouge, je vis, ils sont rassurés. Ma fille sanglote. Elle a eu peur. Mais qu'elle garde des larmes, c'est pour bientôt. C'est imminent.
Mon beau-fils est aux prises avec le médecin. Il s'évertue à le mettre dehors, sans succès malheureusement. Le bougre s'accroche. Si jamais le grand-père a une attaque, je suis là, qu'il dit. Bien sûr. C'est surtout qu'il a encore soif.
     Je ne vois pas Arthur. Il doit dormir. Je suis triste. J'aurai bien aimé le revoir une dernière fois. Les grands remontent dans leur chambres respectives. Demain, il faut qu'ils soient en forme pour le collège. Ma fille reste seule avec moi. Elle se tait, je ne dis rien. Le silence en dit plus que les mots. Elle se lève et m'embrasse. Elle sort. Elle pleure.
Ca bouge sous le lit. Il n'y a plus personne, Arthur quitte sa cachette.
-"Excuse-moi Papi pour tout- à- l'heure, dit-il. Maintenant, j'ai compris…
- Qu'est- ce- que tu as compris, lui demandes-je ?
- Tu vas t'en aller plus loin que je pensais. C'est pas sur Terre que tu retrouveras Mamie."
Il aura fallu du temps à Arthur pour le comprendre. Il m'aura fallu du temps pour l'admettre. Mais maintenant je vais mieux, je me sens bien.
-"Tiens Papi, ajouta-t-il."
Il me tend un dessin.
-"C'est le dessin que j'avais fait pour l'anniversaire de Mamie. Mais elle est morte avant que je puisse lui donner. Je lui avais promis. Tu lui donneras, hein?"
J'opine. Arthur fouille dans sa poche et sort un domino. Le double- six.
-"Ca, c'est pour toi. Comme ça, tu penseras à moi."
J'ai sommeil.
-"Merci Arthur, lui dis-je tout bas, je ne t'oublierai pas."
Arthur me prend la main. Je ferme les yeux. Non, je ne l'oublierai pas…


*


     
Le vieillard n'est plus là. Je me trouve devant l'entrée du tunnel. J'y entre, laissant derrière moi mes amis. Que sont-ils devenus ? Les animaux que j'ai croisés ? Etaient- ce leurs cris qui résonnaient lugubrement dans la maison? Je ne le saurai jamais.
     J'avance. Je ne vois rien. L'obscurité est totale. Soudain, un bruit de pas résonne derrière moi. Il y a quelqu'un? Les mots du vieillard me reviennent en tête. Ne pas se retourner. Un grondement sourd résonne alors dans le tunnel, puis un autre. Je commence à paniquer. Je cours. Où suis-je ? Que fais-je ici ? Je distingue quelque chose au loin. La sortie ? Non. Ca se dirige vers moi. C'est ma Peur. Mes hantises, mes craintes d'enfant, le monstre du placard que mes parents ne voyaient pas, les fantômes de mon passé…tous me reviennent. Je distingue un Allemand avec un fusil mitrailleur. Je revois la guerre. Les images d'horreur, le sang, le regard de l'Allemand descendu sous mes yeux. Les spectres de mes compagnons de régiment et des autres défilent devant moi, tantôt hagards, tantôt effrayants. Je cours toujours mais plus j'avance, plus j'éprouve de difficultés à poser un pied devant l'autre. J'ai l'impression que l'on me retient, qu'on me tire vers l'arrière. On m'appelle derrière moi. La voix me parvient nettement. Roger. C'est Roger.
Une autre voix résonne, dans ma tête cette fois. La voix du vieillard !
-"Ne regarde pas ! Ne te retourne pas ! IL cherche à te piéger.
- Non, Roger ne ferait jamais cela, cries-je au bord du désespoir, il m'aimait comme un frère !
- Ce n'est pas Roger que tu entends là…"
     La voix s'est tue. J'avance de plus belle, passant au travers des fantômes, des monstres, de ma peur. Le vieillard est avec moi, je suis rassuré.
La lumière, je vois de la lumière. Un point lumineux brille au bout du tunnel. Et il grossit.
Je m'arrête de marcher brusquement. Devant mes yeux se mettent à défiler des images. Je vois un petit bout d'homme, un bébé tout jeune dans son parc. Ma gorge se serre. Je vois cet enfant jouer au ballon. Je le vois dire adieu à ses parents, le fusil à l'épaule. Mes yeux me piquent. Je le vois courir sous les balles, sous les obus. Je tombe à terre. Je pleure. Je vois ma femme radieuse le jour de notre mariage. La naissance de mes deux fils, ma fille jouant à la poupée… Ma femme sur son lit de mort. Arthur… Ma vie. La lumière s'éloigne. Je n'ai plus envie de me battre. Le point diminue. La Peur m'entoure à nouveau.
"Ne regarde pas en arrière… IL cherche à te piéger… Le passé te déchirera."
     Le vieillard ! Je me relève et me mets à courir vers la lumière. J'ai les yeux remplis de larmes. Plus rien ne me retient. La lumière s'intensifie. Je suis aspiré.
Adieu mes enfants, je m'en vais.


*


Papi est parti. Il jouera plus jamais aux dominos avec moi. Il s'est endormi tout doucement. Il sourit. Tout le monde pleure. Pas moi. Je sais que Papi est heureux. Il a retrouvé ses amis, son papa et sa maman, Mamie…
Le dessin et le domino ne sont plus dans sa poche. Il les a emmenés avec lui.
Il va rencontrer le Pape, j'en suis sûr. Moi, je n'ai pas connu le Pape, mais j'ai connu Papi. Et j'en suis fier, parce que mon Papi, même si personne n'en a jamais entendu parler, pour moi ça a été un grand homme.

Papi, tu resteras pour toujours dans mon cœur.


*


J'ouvre les yeux. Je suis allongé dans l'herbe. Il fait beau. Il fait bon. Je me lève. Perdue au milieu des marais salants, se dresse une petite maisonnette aux tuiles rouges et aux volets bleus, entourée d'un jardinet. Les trois grands pins sont bien là. C'est la maison dont nous rêvions depuis que nous nous sommes rencontrés. Je l'aperçois au loin, sur sa bicyclette, belle comme au premier jour. Peu m'importe où je suis maintenant que je l'ai retrouvée.

Dans ma poche, j'ai le dessin d'Arthur…