DU
RIRE AUX LARMES
''Chaque
homme est seul et tous se fichent
de tous, et nos douleurs sont une île déserte.''
Albert Cohen
"Ne pleure pas sur les morts
qui ne sont que
des cages dont les oiseaux sont partis''
Saadi
Le l 8 novembre 1993
" Chèr cloune,
je voudrè te dire que ton spectacle ma baucou plu. J'è baucou
ri. Tu è trè drole comme perssone dotre. Mersi davoir sinié
le poster. Sa ma fais trè plaisire. Eske tu veus bien être
mon ami ?
Je reviendrè te voir o cirque. Je penserè a toi souvan.
Continu a fair rire les enfant. "
Elsa qui taime baucou
Le 9 mai 2005
"A une amitié virtuelle,
à une admiration sans borne,
à un personnage d'exception,
à Toi, Gilles, mon héros de toujours "
C'était
il y a douze ans. Je venais tout juste d'atteindre "l'âge de
raison'' quand mes parents m'ont emmenée au cirque pour la première
fois. Depuis ma plus tendre enfance, et par tous les moyens, ils avaient
tenté de me divertir. En effet, de nature plutôt mélancolique,
je ne riais jamais et affichais constamment une moue boudeuse. Non pas
que je fusse malheureuse, mais personne n'avait encore réussi à
provoquer chez moi le moindre sourire. Aussi le cirque apparut-il aux
yeux de mes parents comme le lieu le plus propice à une tentative
supplémentaire dans la quête de ma réjouissance. C'est
donc un certain l8 novembre 1993 que j'honorai le chapiteau de ma présence.
Je me souviens qu'une heure après
le début du spectacle, rien ne m'avait encore semblé transcendant
au point d'offrir à mes parents ce fameux rictus qui avait motivé
l'escapade. Mais à l'instant même où je t'ai vu, j'ai
compris qu'il se passait quelque chose de bouleversant. Ta présence
dégageait une aura qui me subjuguait. Je sentais en toi une profondeur
peu commune.
Tu faisais rire le public, mais je percevais
le doute à travers ton impénétrable carapace. Tu
étais l'incarnation du mystère. Mes yeux se sont alors mis
à briller, comme remplis d'étoiles grâce à
ta prestation. C'était comme si nous avions un énorme point
commun. Quelque chose m'attirait vers toi. A tel point que lorsque tout
fut terminé, je suppliai mes parents pour qu'ils m'achètent
le poster souvenir de la troupe. Parmi les dizaines de personnes photographiées
sur le papier glacé, il y avait Toi. Et ce n'est qu'à toi
que, penaude et timide, je suis allée demander une signature.
Quelques gamins collectionneurs d'autographes
t'entouraient comme ils avaient entouré deux minutes plus tôt
le trapéziste ou le dresseur de lions. Mais moi, je n'étais
là que pour toi. La réciproque n'est certainement pas vraie
car, quand mon tour est enfin arrivé, tu t'es contenté de
saisir la feuille et d'y tracer un gribouillis informe en soupirant. Le
contraste entre la gaieté qui semblait irradier de toi sur scène
et la lassitude dont tu as alors fait preuve était flagrant. Mais
sur le moment, je n'ai pas réellement fait attention : j'ai récupéré
mon poster, l'ai roulé méticuleusement et m'en suis retournée
après t'avoir observé une dernière fois.
Mes parents m'attendaient quelques mètres
plus loin. Comme apaisée, je me suis laissée prendre par
la main et guider jusqu'à la voiture. Ton personnage, bien loin
de s'être effacé de mon esprit, l'a occupé tout le
trajet à tel point qu'une fois arrivée à la maison,
mon réflexe fut de t'écrire. Réaction absurde à
première vue puisque je ne connaissais ni ton nom, ni ton adresse,
ni rien de toi. Je savais seulement que tu étais clown et que tu
travaillais au cirque. Mais cela n'avait aucune espèce d'importance.
La lettre que je t'ai écrite fait partie de celles que les enfants
n'envoient jamais, qu'ils se contentent de cacheter et qu'ils retrouvent,
bien des années plus tard, enfouies dans un tiroir oublié.
Du haut de mes 7 ans, comme illuminée par la découverte
de ta personne, j'ai donc tenu à coucher mes impressions sur le
papier au retour de cette rencontre. Loin d'être exceptionnel, le
petit billet que j'avais rédigé était néanmoins
sincère et représentatif de mon état d'esprit du
moment. Je m'étais alors promis de ne rouvrir l'enveloppe que lorsque
j'aurais à nouveau été en contact avec toi. Et comme
pour appuyer ma décision, j'avais scotché le tout derrière
le poster. Ah ce poster... Combien de minutes, d'heures, ai-je bien pu
passer à le contempler... ? Peut-être n'est-ce même
plus quantifiable... Je m'en étais tellement imprégnée
que j'aurais été capable de reproduire la signature les
yeux fermés. Cette griffe, qui devait symboliser ton identité
m'a bercée jusqu'à mes 13 ans. Car, à partir de ce
moment là, le support m'a manqué.
Nous avions été contraints
de déménager à l'autre bout de la ville et le poster
s'était perdu dans le tumulte. Cet incident avait provoqué
chez moi des accès de colère, ce qui n'avait hélas
pas
suffi à retrouver l'objet de mon admiration. Pensant alors que
ces années passées à idolâtrer un morceau de
papier et l'auteur du gribouillage qui l'ornait ne rimaient à rien,
je décidai d'axer mon existence sur des valeurs plus concrètes.
Victime de l'adolescence, je m'oubliais peu à peu, ainsi que mes
rêves, au profit de la société de consommation. Il
fallut attendre longtemps pour que je quitte enfin cet âge ingrat
et revienne à moi-même. Cela remonte à moins d'un
mois. J'ai actuellement 19 ans et c'est il y a quelques semaines seulement,
qu'en rangeant de vieilles affaires, j'ai retrouvé le poster porté
disparu. Tiraillée alors entre l'émotion et l'incrédulité,
j'entamais une période d'introspection durant laquelle je me remémorais
les sources de cette aventure. Et puis cela m'a frappé de plein
fouet : je me suis demandé qui tu étais vraiment. J'ai eu
le sentiment de m'être trompée à ton sujet. Avec le
recul que les années m'avaient permis de prendre, je réalisai
soudain que j'avais passé six ans à admirer un inconnu.
Animée par le désir de te découvrir tel que tu étais
réellement et non plus tel que je t'avais fantasmé, je décidai
donc de retrouver ta trace et de faire tomber les masques.
Munie du poster, j'allai à la mairie,
qui, après que j'eus donné le nom de la troupe dont tu faisais
partie, me communiqua l'adresse à laquelle me rendre. Sans l'avoir
décachetée, j'apportai l'enveloppe qui contenait le mot
que j'avais rédigé à ton intention douze ans auparavant.
Je voulais te raconter toutes ces années, apprendre à te
connaître, et nous voir rire tous les deux de ma puérilité
d'alors. Mon cur ne battait même plus, il tambourinait dans
ma poitrine quand j'approchais du fameux chapiteau où j'allais
enfin te revoir.
Persuadée de te trouver de moi-même
par la simple force de la mémoire et du souvenir, je fus fort contrariée
de ne pas réussir à croiser ton chemin. Alors, quand un
gros monsieur à moustache passa devant moi, je brandis le poster,
lui désignais ta personne, et lui demandais où je pouvais
te voir. Si seulement j'avais pu imaginer un seul instant... ! Ce que
j'ai appris à ce moment là vaut toutes les souffrances du
monde. En effet, bien que son effort pour camoufler la surprise que suscite
l'intérêt soudain d'une personne envers un clown fut visible,
il m'apprit avec désinvolture que je ne pouvais pas te voir. Que
je ne pouvais plus te voir. Que je ne pourrai jamais plus te voir. Car
ce fameux 18 novembre 1993 - il se souvenait quand même de la date
- tu t'étais donné la mort. Oui, tu t'étais pendu
dans ta loge après la représentation. Après avoir
signé mon poster, après avoir accompli une prouesse, celle
d'avoir fait rire une petite fille lugubre. Tes raisons ? A en croire
le directeur de la troupe, tu étais un homme dépressif.
Pas de famille, pas d'amis, l'impression de n'exister pour personne, voilà
ce qui t'a conduit à choisir de mourir. Et moi alors ? Tu n'as
pas vu les étoiles que toi seul as été capable d'allumer
dans mes yeux ? Tu étais certainement à mille lieues d'imaginer
que, pendant que tu sombrais à jamais dans le désespoir,
une petite fille de 7 ans faisait ton éloge épistolaire.
Une petite Elsa allait passer les six années qui allaient suivre
à admirer un fantôme, à ne jurer que par une ombre.
Depuis quelques heures maintenant que j'ai
appris la funeste nouvelle, je ne peux m'empêcher de penser que,
si tu avais pu lire en moi il y a douze ans, la seule force de l'admiration
grandissante que je te vouais aurait réussi à te maintenir
en vie. Mais naïve comme j'étais, je me suis fiée aux
apparences qui, maintenant je le sais, sont trompeuses. J'ai cru que,
parce que tu avais dessiné un sourire autour de ta bouche, tu étais
heureux. Mais c'était le contraire. Si tu avais été
véritablement heureux, il n'y aurait eu nul besoin de tracer ce
sourire. Si tu savais comme je m'en veux d'avoir été si
crédule, de n'avoir pas su aller au-delà de ce que tu voulais
bien laisser paraître. J'aurais dû deviner, même si
je n'avais que 7 ans. Mais maintenant, c'est trop tard, tout est terminé.
Tu es parti, persuadé que tu n'existais pour personne. Mais tu
avais tort. A tel point que c'était même moi qui existais
grâce à toi . Tout ce qu'il me reste à présent,
c'est le souvenir et les quelques affaires qui t'appartenaient. Le directeur
du cirque m'a amenée à un vieux débarras, a ouvert
une armoire et en a sorti une boîte à chaussures qu'il m'a
remise. Il m'a dit que depuis douze ans, personne n'était jamais
venu rien réclamer et que par conséquent, je pouvais me
servir ''si ça m'intéressait''. Evidemment que ça
m'intéressait : les vestiges de mon héros, les précieuses
reliques de mon maître ! Pouvoir toucher les crayons qui servaient
autrefois à te maquiller, la perruque qui cachait ta calvitie.
Pouvoir poser mes doigts sur des objets qui portent encore tes empreintes.
Pouvoir lire ta lettre d'adieu. Et surtout, pouvoir, moi aussi, quand
je suis seule devant mon miroir, dessiner avec tes crayons ce sourire
si précieux qui m'a quittée dès lors qu'il m'était
apparu en ta présence il y a de cela douze ans, ce soir du 18 novembre
1993. Et, en faisant tout cela, ne cesser de penser à toi qui as
signé ton trop bref passage de cette marque indélébile
propre aux personnes de génie. "
Elsa
Le l8 novembre 1993
"
Je suis dans ma loge, seul. Ce soir, comme tous les autres, j'ai dû,
devant un public insensible, faire rire, faire semblant d'être heureux,
de respirer la joie de vivre. Tout ça pour quoi ? Pour me retrouver
à nouveau seul avec moi-même une heure plus tard. Pour m'asseoir
encore et encore devant ce miroir et me démaquiller. Enlever ce
sourire artificiel que j'ai tracé pour donner l'illusion du bonheur.
Retrouver mon visage d'homme de 43 ans ayant raté sa vie, abandonné
de tous. Pour regarder les larmes couler sur mes joues creusées
par la détresse. Pour me dire que je ne sers à rien et que,
qui plus est, je passe mon temps à tromper mon public. A faire
croire à des petits enfants que le bonheur c'est ça : un
sourire jusqu'aux oreilles dessiné autour de la bouche. Mais en
réalité non, il ne suffit pas de maquiller sa peine pour
être heureux. Camoufler son désespoir représente un
moyen de substitution qui ne dure qu'un temps. Après, il faut affronter
le chagrin. Fini le leurre.
Pour moi, il est urgent de faire le bilan.
Le bilan de 43 années qui n'ont mené qu'à la solitude.
J'ai bien tenté de me tourner vers la littérature pour trouver
des réponses, ou au moins des raisons de m'accorder un sursis.
Mais cela n'a servi qu'à me conforter dans ma décision.
A propos de la solitude, Gustavo Adolfo Bécquer disait qu'elle
est ''très belle
quand on a près de soi quelqu'un
à qui le dire. Mais moi je n'ai personne. Insignifiant, voilà
ce que je suis. Ma présence, mon absence ? Peu importe, tout cela
indiffère ! Un clown, ça se remplace. Ce n'est pas ça
qui doit manquer à l'heure actuelle. Alors je me retire... C'est
la meilleure et la seule chose à faire. Je vais laisser mes instruments
de scène et cette lettre dans une boîte qui restera certainement
fermée à tout jamais car son contenu n'intéresse
personne. Comme le disait Euripide, et je terminerai par ces mots : ''L'apparence
n'est rien, c'est au fond du cur que réside la plaie".
"
Gilles Bertrand
|