ROUGE

 

      Le tonnerre grondait fortement, provoquant un insoutenable vacarme. Tombant sur les vieilles bâtisses, la pluie ne semblait pas vouloir s'interrompre. Des éclairs éclataient dans le ciel, au soleil couchant.
      Alors, on sentait le sol vibrer.
      Bâtie, loin des autres chaumières, une vieille maisonnette surplombait la verte colline. Les hautes plantes se courbaient sous la pluie, créant une allée, qui menait à la bâtisse délabrée. De mauvaises herbes grimpaient sur les murs de briques, et s'aventuraient à l'intérieur, par les vitres cassées. Les longues fentes, du toit, laissaient entrer la pluie, martelant une table rustique, de ses gouttes. Celle-ci, logée près de la cheminée, luisait à la lueur des flammes. Dans un coin de l'unique pièce, un lit, couvert de paille, attendait que l'on y vienne se coucher.
      Installé sur une chaise, sans dossier, Hegan regardait son assiette, à moitié vide du ragoût de la veille, ainsi qu'un morceau de pain de trois jours. Le visage maigre, l'homme, d'âge mûr, mangeait seul, ce léger repas. Sa femme avait succombé au froid de l'hiver, il y avait quelques années. Quant aux enfants, il n'avait pas eu le temps d'en avoir. Quelques gouttes d'eau tombèrent, sur sa tête dégarnie, le gênant dans ses lointains souvenirs.
      Soudain, on cogna à la porte.
      Hegan n'attendait pourtant aucune visite. Posant sa cuillère, l'homme se leva. Il alla jusqu'à l'entrée, et de sa main abîmée, par un travail laborieux, il ouvrit la porte. Devant lui se tenait un individu, de petite taille, à la longue barbe emmêlée. La pluie ruisselait sur son visage sale, aux épais sourcils noirs. Ses chausses et ses vêtements miteux étaient couverts de boues. A son index, une bague dorée, finement sculptée, brillait sous ses yeux, grâce à la pierre rouge qui l'habillait. Elle paraissait être la seule richesse du voyageur. Lourd de fatigue, le petit homme mandait logis pour la nuit.
      Hegan porta sa vue au dehors. La pluie tombait avec violence. Alors, il ne put se résigner à laisser le voyageur, à l'extérieur, par ce temps. Et d'un geste de la main, il l'invita à entrer. L'homme ne tarda pas. Et pour remercier son hôte, il arbora un sourire, dévoilant ses dents jaunes.
      Lui donnant une serviette sèche, Hegan remarqua le voyageur en train de saliver, devant son assiette. Et bien que sa pitance fut maigre, il proposa un repas chaud à l'invité, qui ne refusa pas. Avalant goulûment son potage, Rig, le petit être, relatait son voyage, au-delà des montagnes. Il décrivait précisément chaque endroit, que ses yeux marrons avaient pu contempler : L'eau descendant d'immenses cascades, ou encore, une vallée aux arbres morts. Et les sentiers battus qui menaient au sommet de montagnes. Hegan n'écoutait que d'une oreille. Son regard ne pouvait se détacher de l'anneau. Car la vue du joyau écarlate le fascinait. Remarquant l'intérêt que son hôte portait au bijou, Rig l'ôta de son index. Et la maniant du bout de ses doigts crochus, il expliqua comment il l'avait obtenu :
"-C'était dans une grotte, commença t-il. Après la vaste plaine, plus loin que les marais, toujours au nord, me semble t-il. Dans les profondeurs de la forêt, aux hauts bouleaux, se trouve une sombre caverne. Elle est facile à reconnaître. Le rocher, au-dessus de l'entrée, est marqué d'une tâche rouge. Ce que Je peux vous dire, c'est qu'elle renferme une immense quantité d'or, renchérit-il avec des gestes. Moi-même, Je n'ai pu en prendre qu'une infirme partie, bafouilla t-il, en jetant un coup d'œil à son sac, posé près de lui.
      Puis, regardant avec insistance, droit dans les yeux d'Hegan, il poursuivit :
- On raconte que d'affreuses créatures habiteraient cette grotte. Et que si la torche des personnes qui s'y aventureraient, venait à s'éteindre, elles les garderaient prisonnières !"
      Et ils se mirent à rire, amusés par ces enfantillages.
      Hegan trouva que c'était une bonne histoire. Mais l'or ne l'intéressait pas. Il expliqua son exaltation pour la bague, par un manque d'objet, de cette valeur, dans sa vie.
      Les heures s'écoulèrent vite, sous les récits du voyageur. Pris de fatigue, ils décidèrent de se coucher.
      Tandis que Rig s'aménageait une couchette de paille, sur le sol, Hegan étouffait le feu, qui brûlait dans la cheminée. Quand ce fut fait, ils s'allongèrent pour se laisser gagner par le sommeil. Hegan ne s'endormit pas de suite. Il n'arrêtait pas de penser à cette caverne, qui renfermait mille trésors. Et l'image de la bague, de Rig, ne voulait quitter son esprit.
      Lorsque au matin, il se réveilla, avec les premiers rayons du soleil, il grelottait. La nuit avait été fraîche. Se levant péniblement, il regarda le lit de paille, sur le plancher.
      Il était vide. Le sac du petit homme avait, lui aussi, disparu.
      Hegan comprit que le voyageur s'en était allé. Il ne dit rien.
      Et comme à son habitude, il sortit de la chaumière, afin de fendre quelques bûches, pour le feu. Il prit la hache, posée sur les tronçons de bois, et commença à en couper. Seulement, son esprit semblait être ailleurs. Les paroles de Rig lui revenaient. Et le joyau rouge accaparait ses pensées. Il se demandait si des bijoux semblables, à celui-ci, jonchaient le sol de la grotte.
      Etrangement, ce qui lui avait paru peu important, se manifestait, à présent, à lui, comme une opportunité plus qu'aguichante. Après tout, il vivait seul. Personne ne l'attendait. Et sa fortune ne lui permettait, pas toujours, de manger à sa faim.
      Ne pouvant plus résister, Hegan décida de partir.
      Il s'exécuta rapidement. Mettant dans un simple sac des torches et de la nourriture, il s'en alla, quittant pour la première fois, depuis longtemps, l'endroit où il vivait.
      Deux ou trois jours s'étaient déjà écoulés. Il ne savait plus très bien.
      Il marchait sans cesse, vers le nord, selon les indications de Rig. Avançant dans la plaine, sous un lourd soleil, depuis un long moment, il s'arrêtait, simplement, pour manger et à peine dormir. Des cernes contournaient ses yeux. Il donnait l'impression de devenir obsédé, ne vivant que dans le but d'assouvir ce qui occupait son esprit. Les traits tirés, par la faim et le manque de sommeil, il arriva, enfin, en vue des marais.
      L'homme s'apprêtait à traverser les eaux stagnantes, qui laissaient apparaître des bancs de terre, couverts de roseaux. Hegan ne savait pas à quoi se fier. Ses pas s'enfonçaient dans le sol mobile. Se retenant aux branches, d'arbres dépouillés, il avança prudemment, dans les eaux troubles.
      Subitement, il tomba dans un trou, se faisant envahir complètement par l'eau. Ne pouvant respirer, il se débattit pour remonter à la surface. Il sentait son cœur battre furieusement sous l'angoisse. Mais des herbes marécageuses le retenaient. Battant les bras, de toutes ses forces, il essayait de se dégager des algues, qui le faisaient prisonnier.
      L'air commença à lui manquer. La tête lui tournait.
      Puis, dans un élan de dernière chance, il se détacha de ce qui l'empêchait de remonter à la surface. S'agitant plus fortement encore, il retourna à l'air libre. Il suffoquait, essayant de reprendre son souffle. Reprenant sa respiration, Hegan se demanda si tout cela valait la peine d'être vécu. Devait-il échapper à la mort, pour mériter ce qu'il venait chercher ? Il se dit qu'il valait peut-être mieux en rester là...
      Mais il se savait si près du but.
      Alors, il décida de reprendre la route.
      Lorsque enfin, l'homme sortit de l'effroyable marécage, un paysage ensoleillé se montra à lui. Il se frotta les yeux, ébloui par tant de lumière.
      Il fit encore quelques lieux avant d'atteindre une forêt. Il était exténué. Et la faim l'affaiblissait. Sa nourriture, tombée à l'eau, n'était plus bonne à manger.
      S'aventurant dans le bois, où une quantité de bouleaux croissaient, il guettait le moindre bruit, pouvant lui indiquer qu'un animal se trouvait non loin. Soudain, un petit lièvre aux yeux rouges apparut face à lui. Prenant peur, la petite bête se mit à fuir. Affamé, Hegan le poursuivit, à travers la forêt. Le visage cinglé par les branches et les broussailles, il ne quittait pas des yeux sa proie.
      Après un instant de poursuite effrénée, l'animal se réfugia dans une grotte, ou la lumière n'osait pas pénétrer. Hegan s'arrêta net dans sa course. S'appuyant aux rochers pour reprendre sa respiration, il regarda le lièvre s'enfoncer dans le lieu ténébreux. Essuyant les gouttes de sueur, qui coulaient sur son front, à l'aide de sa tunique, il fut surpris de voir un oiseau rouge se poser brutalement, sur le plus haut rocher de l'entrée. Aussitôt, l'homme remarqua la tache, couleur de sang, qui marquait la pierre.
      Et il comprit qu'il était arrivé.
      Ne pensant plus à sa faim, il redevenait la proie de son idée fixe. Il sortit, de son sac, une torche qu'il alluma, pour se guider dans la sombre caverne. Un vent glacial soufflait, jouant avec la flamme du flambeau. Hegan avançait prudemment, malgré l'excitation qui le parcourait. De faibles bruits, ressemblant à de légers ricanements, se faisaient entendre. Le sang glacé, il se dit qu'il s'agissait, sans doute, du vent jouant sur les parois, pour calmer sa frayeur. Ensuite, il se souvint que des créatures vivaient dans ces lieux. Mais il ne voulait pas y croire.
      Marchant toujours dans la sombre allée, éclairée par une vacillante lueur, l'homme découvrit, avec stupeur, sur le sol, un corps dépecé. Une odeur immonde montait vers lui. Retenant un haut le cœur, Hegan accéléra le pas. Il arriva au bout de l'allée, où deux couloirs se présentaient. Perturbé, il ne savait pas quel chemin prendre. Le voyageur ne lui avait rien dit à ce sujet.
      L'avait-il oublié ?
      Hegan hésitait. Pourtant, ils paraissaient tous deux semblables. Mais un seul devait mener à la salle aux trésors. Soudain, une voix résonna. Elle se manifesta légèrement, lui ordonnant de prendre le chemin de droite.
      Seulement, était-ce bien une voix ? Ou le fruit de son imagination ?
      Après tout, cela faisait un long moment qu'il restait seul. Il divaguait peut-être ?
      Mais, il ne savait toujours pas quel chemin prendre. Alors, pourquoi ne pas écouter cette voix ? Elle semblait le guider.
      S'engageant dans le couloir de droite, Hegan vit de nouveaux cadavres. Ceux-là donnaient l'impression de reposer, dans ces lieux, depuis plus longtemps. L'homme les enjamba un à un, pour ne pas tomber, étouffant des cris d'anxiétés. Quand il eut parcouru l'allée jonchée de squelettes, il se demanda où il était vraiment. L'endroit ressemblait plus à un tombeau qu'à une grotte merveilleuse, qui devait lui apporter la richesse.
      Une porte, au bois épais, se dressa devant Hegan. La poignée, dorée, représentait une étrange créature, au long nez et aux gros sourcils. Il la saisit, le cœur serré, partagé entre l'envie, de connaître ce qui si trouvait derrière, et la crainte de voir, encore, des cadavres et des squelettes.
Mais, sans qu'il eut tourné la poignée, la porte s'ouvrit, déclenchant une rafale de vent, qui éteignit presque la torche. Les yeux écarquillés, il découvrit une salle peinte d'un reflet doré.
      Sa gorge se serra.
      Il y était enfin. Hegan ne pensait plus. Emerveillé par les montagnes d'or, il s'y jeta, fouillant chaque recoin.
      Le vent souffla plus fort qu'auparavant.
      Ne remarquant pas sa flamme s'affaiblir, Hegan emplissait son sac de pièces et de bijoux. Quand le sac fut plein, Hegan ne semblait pas vraiment satisfait. Alors, il bourra ses poches, de tout ce qui lui tombait sous la main.
      Mais, cela ne lui suffisait pas encore.
      Et il couvrit ses doigts de bagues somptueuses. Des dizaines de bracelets vinrent habiller ses bras. Et son cou fut orné de sublimes colliers. Il ne s'arrêtait plus. Cherchant des endroits nus, de son corps, pour le couvrir d'or.
      Lui qui n'avait jamais été intéressé par la richesse, laissait l'or le dévorer.
      Dans sa main, la torche brûlait, à présent, d'une toute petite flamme, prête à s'éteindre. Seulement, Hegan n'y prêtait pas attention. Il était subjugué par l'éclat des objets.
      Le vent agita de nouveau la flamme.
      Et la torche s'éteignit, soumettant la grotte aux ténèbres. Hegan lâcha son sac, fouillant ses poches, à la recherche d'allumettes.
      C'est alors, que des rires, suivis de pas pesants, se firent entendre. Ils devenaient plus précis, plus proches aussi.
      Subitement, quelque chose s'agrippa à la cheville de l'homme.
      Paniqué, il donna des coups secs, sur sa jambe, essayant de faire lâcher prise, à ce qui le retenait. Tout à coups, il sentit la chose se défaire, retombant dans un terrible chahut.
      Affolé, il courut sans savoir où il marchait, tapotant d'une main, peu sûre, les murs, à la recherche d'une sortie. Il respirait fortement.
      Soudain, il trébucha, s'affalant sur le sol. Des cris aigus amplifièrent le bruit, dans la salle. Hegan sentit les "choses" se rapprocher de lui. La peur l'envahit.
      Brusquement, il sentit un objet le frapper violemment, à la tête. Une vive douleur s'empara de lui. Et il tomba raide, sur le sol froid, dans un bruit sourd. Il ne respirait plus. Il avait succombé.
      Voilà le prix qu'il payait pour sa cupidité.
      Des hurlements de satisfaction tonnèrent. Une petite voix aiguë et sournoise prit la parole :
"-Ne vous avais-je pas dit que Je vous apporterai de quoi manger ? Celui-là m'aura donné du fil à retordre ! Mais quand il s'agit d'or..."
      Et il ne finit pas sa phrase.
      Alors, on entendit les membres se détacher du corps, dans un bruit de déchirement. Le claquement des os et de la chair, sous les dents des créatures, enivrait la salle de son bruit. On distinguait parfaitement le son des mâchoires, mastiquant des membres humains.
      Subitement, des flambeaux s'allumèrent dans toute la salle, révélant une meute d'horribles monstres, poilus, qui festoyaient.
      Et au bout de l'index crochu de la créature, qui mâchouillait un bras, on aperçut un éclat rouge, comme le sang qui coulait de sa bouche.


Stéphanie SEROUART