Au
revoir salé d'un adieu sucré
Octobre se tire.
Finies les chaleurs délicates, les froids maladroits arrivent.
Mercredi, ultime après-midi ensoleillée, je le croise par
hasard comme chaque jour. Un joli mètre quatre vingt ; des boucles
brunes, parfois "dreadées", auréolent son visage;
un sourire parfaitement désordonné ; le regard doux, deux
yeux noisettes souvent rougis par un joint fumé entre amis ou par
une fille qui est partie.
Cette
fois les polis " bonjour " qui nous auront suffi pendant trois
ans, ont bien grandi et c'est pendant quatre courtes heures que nous rattrapons
deux années de " ça va? ", " Bien? ",
" Bien ". Les sourires dentifrices coincés se changent
en rires allumés. A tâtons, timidement, gentiment, en se
taquinant ; de sujets bateaux en polémiques ; deux voisins deviennent
amis. Les mots fusent, atterrissant aux oreilles de l'autre, attentifs
et attendris tour à tour.
La
musique. On ne sait pas comment elle s'est incrustée dans notre
conversation, mais là, le match s'arrête. Net. La lutte du
plus sensé, plus pertinent, plus drôle, plus émouvant,
se suspend. Les trois années qui nous séparent s'effacent.
Il n'y a plus rien à s'apprendre, juste vivre ensemble cet amour
unanime. De genres en artistes, de chansons en chantant: des heures de
concerts, nous seul invités. Nos voix se mêlent, s'emmêlent,
s'entremêlent pour finalement se démêler. Projets de
concerts et de festivals pointent le bout de leur nez. On parle de l'été,
saison estivale pour quelques escales à La Rochelle, Belfort.
La
plage, projet d'avenir. Quitter cette plage de béton pour le sable
fin. La Jamaïque ? Un peu kitch mais pourquoi pas. Il en rêvait,
alors pendant un instant on s'envole là-bas, ensemble. Rapidement,
il a fait le croquis d'une maisonnette sans prétention. Il a tout
prévu. C'est touchant de le voir s'illuminer ainsi, lui dont la
vie ne semblait pas avoir d'autres buts que ses petits plaisirs fumant
éparpillés dans la journée. Troquer ces mimétismes
sans avenir, pour la simple liberté de s'appartenir. Il a des rêves
et se prépare à les vivre. Il connaît le prix des
vols, la surtaxe de son trop-plein d'affaires, me parle de quelques contacts
dans des îles aux alentours. Dans huit mois il aura fini ses études,
diplômes en poche, dans un an il sera là bas.
On
laisse le rêve en suspens pour revenir à la musique. Encore.
Il me propose de rentrer dans l'immeuble, on entre dans sa chambre. Un
lit, une armoire, un bureau visiblement peu utilisé si on tient
compte du nombre impressionnant de papiers, de sacs, de fringues, de bordel
qui a délogé livres et cahiers. Et le trésor,chéri,
adoré, sacré : d'innombrables disques et vinyles. Il s'approche
de l'autel, la chaîne hi-fi, y glisse un disque, se jette sur son
lit et m'offre de choisir le prochain.
En
musique, nous avons replongé dans nos bavardages, maintenant parlant
de rien, parlant tout court. La concierge, cette mégère
qui n'allait pas tarder à devenir, soudainement, un modèle
de courtoisie, sentant janvier et ses étrennes arriver à
grands pas.
Les
CD tournent. Je suis en retard. Je me lève. Il m'attrape le bras.
Sort le dessin de la maison, et trace un approximatif triangle. C'est
l'emplacement réservé pour ma tente. Je viens quand je peux.
On prend date; majeure le trois février, j'y serai le dix.
Les
jours reprennent leur cours. Le délice de cette après- midi
refait surface dès qu'on se croise. Oubliant le bus qui part, les
gens qui nous attendent, le temps qui passe; on succombe à la compagnie
de l'autre. Quel plaisir de commencer et de finir chaque journée
à ses côtés. La semaine se remplit de mercredi après-midi.
De Devendra Banhart aux Happy Drivers, de Sidnead O'Connord à Fleet
Wood Mac; suivant l'heure, suivant l'humeur, suivant les cCEurs. Nos vies
nous sont chères pour ces moments uniquement. L'envie de faire
une fenêtre sur le mur de nos cuisines pour communiquer lui a pris
soudainement, bien sûr elle n'a jamais vu le jour, mais le coeur
et la folie y étaient. Les mois sont passés et il est le
seul visage que j'ai cherché à voir. Passant tout notre
temps libre ou libéré ensemble, nous avons certes négligé
beaucoup de personnes, mais l'intense bonheur d'être réunis
ne nous permettait pas d'être entièrement disponibles pour
les autres.
Je
descends les escaliers en furie, à la bourre comme toujours. Je
tombe sur son sourire. Une vanne sur ma lenteur de naissance subitement
bousculée. Un clin d'oeil. " Salut ". Rien. Rien, je
n'ai rien répondu. Tant pis je lui dirai deux fois plus au revoir
demain. Je suis pressée.
Demain.
Dotée d'indiscutables talents de comédienne, je reste au
lit et ne pars pas en cours. Une journée pour buller bien appréciée.
Je regarde Left Luggage pour la seconde fois de la journée. Film
fétiche dont je connais chaque parole et chaque détail.
Le téléphone sonne. C'est Margaux, je raccroche car on sonne
à la porte. Ce n'est pas vrai. C'est lui, je le sais, je le sens,
j'espère. Il vient me dire que tout est faux et qu'il est là.
Margaux cette chipie, cette peste, cette grognasse. Quelle garce. Elle
ne sait que mentir. J'ouvre. Un homme, marocain sûrement, inconnu,
se tient là. Il baisse les yeux et jette timidement " toutes
mes condoléances pour votre frère ". Je lui crie que
c'est à côté.
C'est
vrai. Elle avait raison. Il est parti, il est sorti de scène. Dix
ans de larmes s'écoulent de mes yeux. Je suis seule. Personne n'est
là. Il n'y a rien. Petit à petit les esprits me reviennent.
Hier soir, l'au revoir avalé, mal digéré. L'indigestion
de l'adieu. Oui a dit adieu ? Personne hier, tout le monde aujourd'hui.
" Je le dirai demain ". Demain, arrivé trop tôt.
Ultime jour de l'éternel absent. Les larmes montent. Marée
haute. Je pleure un tsunami. Le film est fini. Machinalement j'attrape
le boîtier du DVD. Du revers de la main j'essuie les dernières
larmes, trop lentes, qui s'égarent sur mes joues. Mes yeux séchés
tiraillent, je scrute cette boîte tenue peut- être tenue cent
fois dans mes mains. Là, sous le titre, en évidence une
phrase qui m'avait échappé jusque- là.
"
Ne jamais partir sans dire je t'aime de tout mon coeur ".
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