De l'autre côté

 

     Mais pourquoi moi ? avait demandé Doryane à sa mère, sur un ton énervé, avant de quitter l'appartement. Elle qui pensait enfin terminer de lire "Dans le cerveau d'un autre", se voyait responsable d'une tâche qu'elle jugeait sans intérêt. Bien sûr elle avait essayé de déclarer à sa mère qu'elle ne voulait pas porter cette lettre à monsieur Blame, le vieux libraire. Seulement elle n'avait pas eu son mot à dire. Et tel un bon petit soldat, elle était partie exécuter l'ordre de son commandant.
     Bien décidée à en finir au plus vite, la jeune fille métisse marchait d'un pas pressé sur la place du Châtelet. Marmonnant entre ses dents quelques jurons, elle laissait transparaître, sur son visage, sa mauvaise humeur. Et lorsqu'elle rencontrait, parmi la foule, des gens aux manières qui l'exaspéraient, elle sentait son irritation monter à son comble.
     Après s'être engagée dans une petite ruelle, la jeune fille s'arrêta devant une vieille boutique à la vitre crasseuse. Au-dessus de celle-ci, l'enseigne du magasin était à peine lisible.
     Entrant dans la boutique, Doryane fut accueillie par le son strident de la vieille porte en bois.
     Il semblait n'y avoir personne dans l'établissement malpropre. Seuls de vieux manuscrits poussiéreux, empilés sur des tables toutes aussi sales, tenaient compagnie à cet endroit dégoûtant.
     Doryane appela plusieurs fois le vieux Blame.
     Mais personne ne lui répondit.
     Alors elle se demanda si le vieux personnage, qu'elle trouvait excentrique avec ses lunettes en forme de losanges et ses vêtements de couleurs vives, n'était pas sur le point de lui jouer un tour, comme il en avait l'habitude.
     N'étant pas d'humeur à subir ses enfantillages, elle le supplia d'arrêter.
     Mais là non plus pas un seul bruit, ni même une voix ne se fit entendre.
     Enfin persuadée qu'il n'y avait personne, l'adolescente enjamba les ouvrages jonchant le sol, et déposa la lettre près d'un cadre photo, sur un coin vide du bureau.
     Soudain, alors qu'elle rebroussait chemin, elle fut attirée par une lumière bleue, brillant au fond d'une allée aux étagères vides.
     Avançant dans le couloir qui menait à la mystérieuse lumière, Doryane découvrait peu à peu un miroir haut comme une porte, qui éclatait de propreté, au contraire de la boutique. Dans le reflet de l'objet, dont l'or et l'argent peignaient d'étranges symboles sur son contour, on pouvait voir une torche, posée sur le mur de gauche, qui brûlait d'une flamme bleue.
     Mais aucune torche ne brûlait sur le mur, près de la jeune fille.
     Alors, comment était-ce possible ?
     S'approchant de plus près pour admirer ce fait anormal, la demoiselle s'aperçut qu'elle ne voyait pas son image dans le miroir. Elle découvrit aussi que les étagères étaient couvertes de livres.
     Elle ne comprenait pas ce qui se passait. Était-ce vraiment un miroir ? Elle n'en était plus si certaine. Pourtant le lieu, où elle se trouvait, donnait l'impression d'être le même.
     Dans ce cas, où avait bien pu passer l'image de Doryane dans la glace ? Et comment les livres avaient-ils pu y apparaître ? Tant de questions auxquelles elle ne savait répondre.
     Pour s'assurer qu'il s'agissait bien d'un miroir, elle avança sa main tremblante vers celui-ci.
     La gorge serrée, elle se demanda si elle avait vraiment envie de savoir. Mais la curiosité reprenant vite le pas, elle se ressaisit et le toucha du bout des doigts.
     Et ils s'enfoncèrent dans une substance molle et froide.
     Un frisson parcourut le corps de Doryane.
     Comment une telle chose pouvait-elle se produire ? Cela n'arrivait que dans les livres et les films.
     Bien que son cœur battît la chamade, elle n'avait pas peur. Elle était intriguée.
     Plus curieuse que jamais, elle recommença plusieurs fois à passer sa main dans l'étrange matière. Puis elle essaya un bras, suivi de l'autre. Ensuite elle passa une jambe avant de finir par traverser, tout entière, le miroir.
     La librairie paraissait être mieux entretenue de ce côté-ci. Plus un seul livre ne traînait sur le sol et sur les tables. Quant aux poussières, elles semblaient avoir été faites.
     Éclairée par la simple lumière bleue, Doryane visitait le magasin, comme s'il s'agissait d'une boutique qu'elle voyait pour la toute première fois. Elle regardait les livres posés sur les étagères, ne découvrant ni titre ni le nom de l'auteur. Et lorsqu'elle en prit un pour voir ce qu'il contenait, elle fut déçue de voir de simples pages blanches.
     Avançant en direction de l'entrée, l'adolescente remarqua que la lumière s'estompait à chacun de ses pas. Et quand elle arriva enfin à la porte, la pénombre avait gagné la pièce.
     Quoique Doryane s'en doutait un peu, elle n'en crut pas ses yeux, au moment où elle ouvrit la porte pour laisser entrer la lumière du soleil. Toute la place du Châtelet donnait l'impression d'avoir été reproduit au millimètre près. Même les fêlures des trottoirs n'avaient pas été oubliées.
     Éblouie par cette reproduction, elle décida de partir faire un tour, histoire de jeter un coup d'œil.
     Elle marchait d'un pas traînant, regardant les boutiques d'un air soupçonneux. Elle se demandait si elle trouverait les magasins qu'elle côtoyait, dans le même état où elle les avait toujours vus. Après tout, bien des choses avaient changé depuis qu'elle avait traversé le miroir.
     Se frayant un chemin parmi la foule, la jeune fille métisse s'arrêtait de temps en temps, pour observer les vitrines des commerçants. Et elle ne trouvait jamais rien qui lui semblait anormal.
     Arrivée devant la boulangerie, Au paradis des délices, Doryane ne résista pas à l'envie de s'acheter un sablé recouvert de chocolat. Elle se mit à faire la queue comme tout le monde, attendant d'être servie.
     Derrière l'étalage, madame Henri, la boulangère, vendait ses produits avec le sourire.
     Doryane connaissait bien cette petite bonne femme rondouillarde. Elle la voyait toujours papoter, les jours où elle venait acheter son goûter. Mais ce qui énervait le plus la demoiselle, c'était de l'entendre dénigrer la vie d'autres personnes.
     La file d'attente se réduisait peu à peu, laissant enfin venir le tour de Doryane.
Que dézzzzirez-vous ? demanda la boulangère d'un sifflement crispant.
     Mais la jeune fille n'avait pas entendu. Ses yeux étaient fixés sur la langue fourchue, sortant de la bouche de la femme ronde. Alors celle-ci se répéta dans un sifflement encore plus aigu.
     Cette fois-ci, Doryane l'entendit. Elle bafouilla sa réponse, sans quitter des yeux la langue de serpent, qui allait et venait hors de la bouche de madame Henri.
     La jeune fille ne savait pas quoi penser. Tout lui paraissait si étrange. Et ses sentiments ne faisaient rien pour y changer. Ils étaient partagés entre la peur et l'envie d'en savoir plus. Mais de voir la boulangère ainsi, telle qu'elle l'avait toujours imaginée, lui donnait envie de rire.
     Entendant les sifflements d'impatience de la vendeuse, elle sortit une pièce de sa poche et la tendit en échange du gâteau. Puis elle sortit aussitôt du magasin, sans attendre sa monnaie.
     Plus elle découvrait ce lieu et plus elle le trouvait bizarre.
     Alors que Doryane poursuivait sa route dans le quartier Châtelet, elle fut soudain bousculée par quelque chose de pointu, lâchant son sablé à peine entamé.
     Faisant volte-face pour voir qui l'avait heurté, elle découvrit une jeune fille couverte de longues épines.
     L'adolescente hoqueta de surprise lorsqu'elle vit, entre deux épines, le visage de Mathilde, sa camarade de classe.
     Mathilde était une jeune fille d'ôtée d'une beauté incomparable. Et elle le savait. Ce qui l'avait rendu trop sûre d'elle.
     Doryane n'appréciait pas la façon dont la jeune fille se servait des gens, pour obtenir ce qu'elle désirait. Puis une fois qu'elle avait eu ce qu'elle voulait, elle s'en débarrassait comme de vulgaires objets.
     Alors elle se dit que, la façon dont elle était représentée ici, n'était que le reflet de son âme.
     Soudainement, une main frêle s'agrippa à son poignet, l'attirant vers elle.
     Le propriétaire de cette main était un jeune garçon vêtu de couleurs vives. Posée sur son nez, une paire de lunettes, à la forme de losanges, lui donnait un regard malin.
Tu es vraiment trop curieuse ma petite Doryane ! Quand arrêteras-tu de passer le miroir ? lança t-il exacerbé, les mains levées vers le ciel, comme pour implorer. Heureusement que tu es la seule fouine que je connaisse, sinon j'aurais eu du mal à te reconnaître... murmura t-il entre ses dents.
     Sur ces mots, un air ahuri s'afficha sur le visage de la demoiselle. Était-il possible qu'elle soit déjà venue dans ce lieu ? Cela lui parut invraisemblable. Elle en aurait eu le souvenir. Et comment ce petit personnage savait-il son nom ?
     Alors qu'ils avançaient à allure constante, ils furent subitement stoppés par une main tendue devant eux, qui tenait un sac rempli de fruits.
     À plusieurs mètres de là, devant la boutique Au jardin du Châtelet, la marchande de primeurs, à qui appartenait l'un des huit bras inhumainement longs, appelait le petit garçon :
Vous alliez oublier ça !
     Doryane ne connaissait pas vraiment cette marchande. Elle n'allait presque jamais dans sa boutique. Mais elle savait que c'était une jeune femme travailleuse, qui pouvait servir plusieurs clients en même temps, sans jamais oublier personne.
     Saisissant le paquet, ils virent le bras de la marchande, de fruits et de légumes, revenir à une taille normale, avant de retourner dans son magasin.
     Aussitôt le paquet récupéré, le jeune garçon reprit son chemin entraînant Doryane.
     L'un tirant l'autre, ils franchirent la grande rue, arrivant en vue de la boutique du vieux libraire.
     La jeune fille commença à se débattre, car elle savait où il l'emmenait. Et elle ne le voulait pas. Elle avait tellement de choses à voir encore.
     Mais cela ne servit à rien. Pour sa petite taille, l'enfant semblait muni de la force d'un adulte.
     Arrivée devant la librairie, Doryane sentit les pas du petit garçon s'accélérer, la tirant dans la boutique dans laquelle tout avait commencé.
     Lorsqu'ils furent à l'intérieur, l'enfant ferma avec précaution la porte, laissant la lumière bleue éclairer seule la boutique.
     Ce fut seulement à ce moment là qu'il desserra sa main du poignet de la jeune fille, pour fouiller dans les livres, posés sur les étagères. Il en sortit un ouvrage, à la couverture de cuir, pareil à tous les autres, et dont les pages étaient vierges de toute écriture.
     Le petit homme le tendit vers les mains de Doryane, lui demandant, sans vraiment attendre de réponse :
Combien de fois encore devrais-je le faire ?
     Sans savoir comment, la demoiselle comprit qu'il s'agissait de la fin du voyage.
     Et bien qu'elle aurait aimé en savoir plus sur cet étrange lieu, elle accepta son sort et prit le livre entre ses mains.
     Tout à coup, elle sentit son corps s'alléger, comme si une partie d'elle s'envolait.
     L'esprit endormi, mais le corps éveillé, elle ne bougeait plus.
     Le garçon en profita pour récupérer le manuscrit empli de mots, le déposant, sur la plus haute des étagères, entre le tome six de" Les pensées de Doryane" et le premier tome de "Les pensées de Thomas". Puis il prit délicatement l'adolescente par le bras, la faisant basculer de l'autre côté du miroir.
     Quand elle se trouva à nouveau du "bon côté", l'enfant ne la tenait plus. Il avait cédé la place à un vieux libraire excentrique, qui l'emmenait au loin du miroir.
     Et lorsque Doryane retr
ouva ses esprits, près du bureau, elle n'avait plus en tête que la lettre qu'elle devait remettre à l'homme debout près d'elle.