Le murmure des arbres
1.
Certains souvenirs ne s'effacent jamais de notre mémoire. Bons
ou mauvais, nous ne pouvons que les dissimuler ou accepter de vivre avec.
C'est un fardeau qui pèse sur l'esprit comme la croix sur le dos
du martyre. Il devient alors vital d'ôter ce poids afin de libérer
les pensées emprisonnées et leur permettre de s'épanouir.
Mon sombre souvenir est conservé précieusement dans ma mémoire,
mais empêche l'air frais de la vie d'atteindre mon esprit me condamnant
à errer dans le passé. Qu'y a-t-il de pire que de ne pouvoir
aller de l'avant et d'avoir l'impression qu'une chaîne ancrée
nous tire vers le fond ? Peut-être que conter mes maux brisera le
lien étroit que j'ai avec ce dur souvenir qui me hante encore aujourd'hui...
2.
Rouvres-Ies-Bois est un petit village du Berry.J'y suis né, et
j'y ai vécu de belles années jusqu'à celle de mes
vingt ans, en 1909. Vingt ans est un âge où tout semble possible
et où les jeunes gens sont pleins de rêves. Ils sont alors
tous inspirés d'une grande soif de vivre, le fameux carpe diem!
Je faisais parti de ces jeunes-là. Mes amis étaient comme
moi; tous aussi hardis et vifs. je les revois encore avec une brillante
flamme dans les yeux. Ils s'appelaient Jean, Mathieu et Louis. Jean était
haut de six pieds et fort comme trois journaliers; peu de gens auraient
pu abattre autant de travail que lui aux champs, assurément. Mathieu,
lui, était l'esprit du village! Dès qu'il était question
d'affaires, tous se tournaient vers lui pour demander conseil. Oh, il
n'avait jamais pu poursuivre l'école bien longtemps à cause
de la ferme, mais Dieu sait qu'il aimait lire et s'instruire! Quant à
Louis, le plus jeune, nous le voyions comme notre petit frère,
celui dont il faut prendre soin. Il était vif et perspicace, nous
ne pouvions rien lui dissimuler. Tous trois étaient issus de familles
de paysans braves, travailleurs et généreux.
Je n'étais pas du même milieu social. De nombreuses portes
m'étaient ouvertes étant le fils du Maire. J'étais
destiné à devenir notaire. Pourtant je n'ai jamais ressenti
la nécessité d'être en compagnie de gens de bonne
famille. j'avais besoin d'amis sans manières. Je trouvais en eux
tout ce qu'il me fallait: de la complicité, de la sincérité,
de la confiance. Je ne voulais rien d'autre.
Mon village se situe dans une magnifique
région pour laquelle j'éprouve un profond amour même
sans y avoir foulé la terre depuis bientôt quarante ans.
Le Berry est un pays plein de mystères dispersés partout
dans la nature. Dans chaque arbre, vous pourrez déceler un visage
dans les noeuds du tronc et dans le bruit de chaque feuillage, vous entendrez
murmurer. Sur chaque caillou, vous apercevrez des silhouettes étranges
et auprès de chaque étang embrumé vous rencontrerez
la Dame Blanche. Cela semble peut-être exagéré mais
quand on est aussi proche de la nature que mes amis et moi l'étions,
on ne peut qu'y croire et entretenir une relation forte avec celle-ci.
Nous avons grandi parmi la forêt et les champs et je savoure encore
aujourd'hui certaines odeurs et sensations qui me sont chères et
que je porte dans mon coeur où que je sois, comme celle du blé
coupé, ou encore celle de la terre mouillée après
une grosse averse...
Et puis, je revois nos petites fermettes, et surtout le bourg de notre
village. Il ne comptait pas plus d'une quinzaine de maisons mais il était
tellement vivant! Mes compagnons et moi nous amusions beaucoup lors de
la Sainte Cécile. À nous quatre, nous formions un joli quatuor:
violon, vielle, accordéon et biniou! Magnifique association ! Nous
faisions danser toutes les filles du village, même la vieille Yvette
sortait de sa long ère pour venir danser. L'ambiance y était
joyeuse et festive. C'est là que j'ai constaté par moi-même
que la musique adoucit vraiment les moeurs !
Chaque année, après avoir joué quelques morceaux,
nous cédions la place pour pouvoir danser avec les belles. Commençait
alors une petite compétition entre nous quatre pour savoir qui
aurait le privilège d'inviter la fille du boulanger: la belle Aurore.
Elle avait de longs cheveux roux ondulés qui lui descendaient jusqu'au
bas du dos, de jolies petites taches de rousseur sur le nez et les pommettes
et des yeux noirs qui tranchaient avec la clarté de son teint.
Elle était la plus convoitée du village, je dirais même
du canton! D'ailleurs nombreux étaient ses amants et parfois même
des hommes de mauvaise réputation comme ces hommes du voyage qui
campaient non loin du village. Nous les regardions de loin ceux-là
et avions l'interdiction de se mêler à eux car ils portaient
la malchance et les vieux du village avaient peur que les récoltes
soient mauvaises par leur venue. Ils ne travaillaient pas et nul ne savait
comment ils faisaient pour vivre. Certains disaient qu'ils volaient sur
les marchés ou dans les fermes, d'autres, les anciens, prétendaient
qu'ils avaient passé un pacte avec le Diable... Nous, nous n'avions
pas d'opinion sur cela sauf que nous trouvions dommage que ce soit eux
qui puissent côtoyer aussi souvent une si jolie fille! Cette années-là,
j'obtins le privilège d'être en sa compagnie pour quelques
danses. Elle avait seulement deux ans de plus que moi et j'avais bien
en tête de faire plus ample connaissance. Mes amis étaient
de bons perdants et finirent la soirée en compagnie des" triplettes
", les filles de la mère Margot. Elles aussi étaient
charmantes quoi qu'un peu jeunes: à peine quinze ans.
Après nos quelques danses, je voulus l'emmener hors de la foule
pour une balade mais elle me la refusa et me dit qu'elle devait partir
tôt. Elle s'éclipsa donc à minuit me laissant avec
mes amis. Sûrement allait-elle se coucher ? Pourtant, je fus intrigué
de la voir partir en direction des bois d'un pas hâtif et sautillant...
J'eus alors la terrible envie de savoir où elle se rendait ainsi.
Je me mis à courir après elle sans être conscient
que je la suivais en cachette, sans raison. Je suivis donc ses pas dans
les herbes hautes. Elle n'était pas loin devant moi, peut-être
quinze ou vingt mètres.
Une fois bien éloignés de la fête du village et de
ses lumières, nous nous retrouvâmes dans la pénombre
d'un bois et seule la Lune me permettait de ne pas trébucher sur
les branches. J'entendis alors une voix s'élever dans le noir,
une voix de femme, une voix joyeuse puis... une voix stridente! Ce n'était
ni un chant ni des cris, mais un intermédiaire inquiétant.
Cette voix dans la nuit me donnait froid au dos et je tressaillis. S'agissait-il
encore d'Aurore ? Je ne pouvais l'affirmer car nous étions toujours
dans le bois et je devais courir pour ne pas la perdre.
À force de s'enfoncer dans les bois, je ne vis plus rien car la
seule lumière émanant de la Lune et qui me permettait de
me diriger disparut, cachée par un épais feuillage. Je me
rappelle avoir trébuché sur quelque chose et m'être
durement cogné la tête. Ensuite, plus rien.
3.
Ce n'est qu'au petit jour que j'entendis
le garde forestier siffler et me secouer. Il avait un sourire gentil et
amical cerné par une large moustache retroussée me rappelant
celle de mon père. Il me dit :
" -Ben mon p'tit gars! Qu'est qu'donc qu'tu fais là ? Fait
pas ben chaud la nuit pour qu'tu dormes à la belle étoile!
"
Mes souvenirs étaient flous et mon crâne douloureux. je me
levai avec peine, rentrai chez moi et bus un grand bol de café.
La soirée précédente était un peu confuse.
En milieu de matinée, je rejoignis mes amis aux champs pour leur
conter mon histoire. I1s furent tout d'abord surpris de savoir que la
belle Aurore menait une autre vie dans les bois à de pareilles
heures puis ils se raillèrent de ma chute, ce qui les fit vite
oublier l'étrange situation dans laquelle j'étais. Et puis,
n'avais-je pas pu imaginer cette voix à cause du vent dans les
arbres et de ma peur ? Nous savons tous, que l'imagination peut s'emporter
lorsque nous sommes dans un environnement propice! Je ressentis aussi
de la culpabilité en me disant que je n'avais pas à suivre
Aurore de la sorte et qu'elle n'aurait sûrement pas apprécié
que je l'espionne. Dans tous les cas, j'étais en tort. Malgré
ma prise de conscience, je ne pus m'empêcher de penser à
elle toute la journée. Je la revoyais dansant autour des arbres
avec ses longs cheveux ébouriffés et ses jupons volants.
Où allait-elle donc ?
Pour me distraire les esprits, je décidai d'aller au marché
car nous étions jeudi matin. Tout le village était réuni.
Je prenais des nouvelles de chacun; l'un était tombé de
la charrue, l'autre avait laissé filé une brebis dans le
champ du voisin et était dès lors en conflit pour la récupérer
...Chaque semaine, le bourg était rempli d'une foule agitée
et bavarde réunie pour vendre ou acheter ceufs frais, légumes
ou volailles. Moi, je venais acheter quelques poulets pour ma mère
à la vieille Yvette. " -Tiens, mon Pierrot, c'est les plus
gros qu'jé peux t'donner ! J'me suis 'cors fait voler trois belles
bêtes hier soir ...J'va finir par pu avoir un sou, moué !
" me dit-elle lassée.
Sûrement était-ce encore les bohémiens qui avaient
volé la pauvre vieille d'après tout ce que je pouvais entendre.
Mais le vieux Marcel, notre doyen, tapa de sa canne pour se faire entendre
et cria d'un air grave à la Yvette :
" -Dis-moi ti pas qu'i vont r'commencer, Yvette ! Combien d'temps
faudra t'i r'vivre ça, hein ? ", s'énerva-t-il.
Je ne comprenais ni leurs sous-entendus ni leur désaccord. Il me
semblait cependant déplacé de les questionner sur cette
vieille histoire apparemment délicate... Je rentrai avec mes poulets
et l'envie de demander des explications à mon grand-père.
Il était assis près de la fenêtre de la cuisine comme
toujours depuis qu'il avait perdu l'usage de ses jambes. Il avait un regard
livide sans expression. Je m'assis auprès de lui ce qui l'éveilla.
Je lui demandai donc :
" -Dis-moi, pépé, qu'est ce qui s'est passé
entre la vieille Yvette et le vieux Marcel il y a longtemps ? Qui est
ce qui est mort ? " Une flamme s'alluma aussitôt dans ses yeux
et il pencha sa tête à mon oreille :
" -Oh, mon Pierrot... Ya des choses atroces dans la vie et on sait
même pas pourquoi... Ya des choses qui s'expliquent pas ou seulement
grâce au bon Dieu ", me chuchota-il. " Moi, j'veux ben
t'raconter mais pas un mot, hein! Y a ben vingt ans, on s'est mis à
retrouver des os dans la forêt, des os de bestioles comme des poulets
et des bouts de tissus plein d'sang séché, l'tout abandonné
près d'un feu d'bois. On a tous pensé qu'y en avait qui
faisaient d'la sorcellerie. Tout le monde racontait qu'c'était
la fille cadette d'Yvette qui fricotait avec le Diable la nuit. Ça
a fini qu'on a retrouvé la belle morte au milieu d'une clairière
les yeux tournés vers le ciel et nue comme un vers! J'en sais pas
plus. "
Cette histoire me fit froid dans le dos et je comprenais parfaitement
la gêne de la mère Yvette au marché. Le soir, dans
mon lit, je ne réussissais pas à m'endormir. Cette histoire
était particulièrement atroce et me touchait d'autant plus
que j'avais le sentiment profond de la voir se reproduire.
Le lendemain, j'entrepris de consulter Jean, Mathieu et Louis à
propos de cette histoire passée et de leur exposer la ressemblance
que j'avais constatée entre Aurore et la cadette d'Yvette. Je n'eus
aucun mal à les réunir autour d'un verre de vin nouveau.
Je leur contai donc qu'il y avait bien longtemps, la sreur de la mère
Yvette avait été retrouvée morte dans les bois sans
que personne ne puisse en expliquer les circonstances. Louis trouva cette
histoire intéressante et cherchait à en savoir les détails
comme une commère cherche à savoir les faits divers de son
village! Jean se taisait et gardait un air sérieux, plissant ses
grands yeux bleus, et fiXant son verre. Quant à Mathieu, il prit
la parole de sa voix calme et sage :
" -C'est vrai... Savez-vous comment s'appelait cette fille ? Et bien,
Aurélie. D'après ma mère, qui la fréquentait
quotidiennement à la ferme, elle était très belle
et séduisante mais aussi très mystérieuse, une de
celles dont on ne sait jamais où elle est et ce qu'elle fait...
Triste histoire, non ? Le plus triste reste le fait qu'elle ait été
retrouvée morte aux pieds de son amant et qu'on ait jamais remis
la main sur l'homme après sa (uite."
Je ne savais pas cette dernière chose, et mon grand-père
non plus, cela l'aurait rassuré de savoir qu'il s'agissait d'un
meurtre de la main de l'homme et non d'une intervention du Diable! Je
souris à cette pensée. Après tout, peut-être
que les vieux du village préféraient inconsciemment opter
pour l'explication surnaturelle que rationnelle !
Moi-même, je ressentais un sentiment de mauvaise augure et ne pouvais
m'empêcher de faire le rapprochement entre Aurore et Aurélie.
De nombreuses questions surgissaient de toute part dans ma tête.
J'en conclus alors que la seule manière de mettre fin à
mes inquiétudes était de découvrir ce que pouvait
faire une jeune fille seule la nuit dans les bois et ce qu'elle cherchait
à cacher. Pour cela je devais la suivre à nouveau sans risquer
de rechuter ni de me faire voir. Je préparai une petite bougie
dont la mèche était courte, juste assez longue pour éclairer
mes pas avec discrétion.
4.
Je me souviendrai toujours de ce
soir-là, ce vendredi vingt-cinq novembre, celui où ma vie
bascula. je réussis à suivre Aurore sans la perdre de vue.
Cette fois-ci j'eus moins de mal à avancer dans les bois, mais
il me semblait impossible qu'elle réussisse à aussi bien
se diriger sans lumière alors qu'elle courait et gambadait entre
les arbres, à moins qu'elle... L'air s'était rafraîchi
et il devait être presque minuit. Les arbres s'agitaient sous le
vent et les branches faisaient de plus en plus de tumulte. Cet environnement
que j'aimais tant me devint hostile, voire redoutable. Les troncs avaient
l'air de se refermer sur mes pas. J'écoutais attentivement autour
de moi, recherchant des sons rassurant comme le cri d'un hibou ou le bruit
de l'eau sur les pierres d'un ruisseau mais je n'entendais que celui des
feuilles... J'eus l'intime conviction que la nature, les feuillages entre
autres, me mettait en garde. Je ne pouvais dire contre quoi, ni pourquoi.
Je décidais d'accélérer le pas en protégeant
ma mèche pour ne pas perdre cette petite flamme qui m'était
si précieuse. Au bout de quelques minutes, j'entendis à
nouveau la voix glaçante de la première fois. Elle semblait
s'élever devant moi mais pas de la bouche d'Aurore. Elle continuait
à sautiller joyeusement de droite à gauche entre les arbres.
Nous arrivâmes bientôt devant une clairière. Je voyais
au loin la lumière d'un grand feu de joie. Il s'agissait donc bien
d'un rendez- vous... J'entendais mieux au fur et à mesure de mon
approche la musique qui venait d'une guitare. Je n'y connaissais pas grand
chose, mais c'était de la musique tzigane, très dansante.
Etait-ce donc le camp des gens du voyage ?
J'entrepris de me dissimuler dans les buissons afin de les observer, Aurore
et eux. J'avais froid et mes genoux étaient dans la boue. Celle-ci
me glaçait jusqu'aux os. Ce grand feu de bois était vraiment
éblouissant et il me fallut du temps pour que mes yeux s'adaptent
à cette nouvelle lumière. Par la suite, je distinguai avec
précision les hommes et femmes présents dans le camp. Il
y avait neuf hommes et neuf femmes. Tous chantaient, hurlaient presque.
Les hommes buvaient du vin et les femmes dansaient autour du feu avec
leurs jupons rouges et leurs longs cheveux noirs. Elles jouaient avec
le feu de si près que leurs étoffes auraient presque pu
flamber comme du petit-bois !
Je vis Aurore se faufiler parmi les autres. Je restai là près
d'une heure à les contempler. Tous leurs regards étaient
tournés vers Aurore avec un mélange d'admiration et de désir
comme si elle était vénérée... Après
cette drôle de cérémonie, les femmes se regroupèrent
avec les hommes, s'installant dans leurs bras. Aurore, elle, était
devenue quelqu'un d'autre, elle nageait dans une sorte de transe! Elle
jetait la tête en arrière puis en avant dans des élans
de violence ou de folie, poussant des sons entre chant et cris.
Parfois je comprenais des brèves de mots dont le nom de Satan !
Ce fut mon signal d'alerte. Mon coeur s'emballa et je voulus partir au
plus vite de ces lieux car je voyais leur vraie occupation: de la sorcellerie!
Mais comment Aurore pouvait-elle présider une telle assemblée
? Par malheur -ou autre mes pieds glissèrent dans la boue, je ne
pus me rattraper qu'aux buissons. Ils craquèrent si fort que tous
se tournèrent vers moi.
5.
Je
devais avoir l'air particulièrement effrayé. Quand je croisai
le regard d'Aurore, j'eus l'impression de voir celui du Diable! je ne
pourrai aujourd'hui dire si c'était vrai ou si mon imagination
fut emportée par ma panique... En tout cas, il n'y avait ni bonté,
ni vie...que de la folie! Deux hommes me sautèrent dessus et me
soulevèrent par les bras avant de me conduire auprès d'Aurore.
Ils formèrent autour de nous ce qui me parut être deux triangles
mêlés, se donnant les mains. Ils grimaçaient et rugissaient
comme des bêtes sauvages! L'un jeta plusieurs grosses volailles
aux pieds d'Aurore. je dus alors assister à un immonde spectacle.
Elle en attrapa une et lui arracha de ses mains nues les cuisses, les
ails et la tête projetant ainsi du sang sui" sa robe et ses
pieds. Elle arracha ensuite la chair autour de chaque os avec une telle
violence que j'en reçus sur la joue. Avec les os dénudés
des poulets mais encore en sang, elle confectionna deux colliers, pour
elle et moi, en les liant avec de la ficelle et criant ce qui me parut
être des incantations...
Puis soudain, l'assemblée se mit à rire; les hommes reprirent
les guitares et les femmes mirent les blancs de poulets à cuire
sur le feu de bois. Que devais-je faire ? Fuir ? Un homme me pria de m'asseoir
alors qu'une femme me tendit de la viande chaude me montrant un sourire
dévoilant des dents jaunâtres et presque aiguisées!
Il me paraissait que la soirée avait pris une tournure on ne peut
plus normale à présent : des tziganes assis autour d'un
feu, m'offrant un repas chaud parmi eux tout en chantant et riant... j'étais
rassuré.
À mon grand étonnement, Aurore me rejoignit, s'asseyant
auprès de moi avec deux tingots en terre cuite et un gros pichet
de vin rouge. j'admirais ses grands yeux noirs si profonds, si mystérieux...Elle
ne me dit pas un mot, me servit seulement. je m'étais peu à
peu détendu. Aurore ne semblait pas contrariée que je l'aie
suivie. L'ambiance était festive et le feu dégageait une
douce chaleur agréable. Il me passa par la tête l'idée
que je puisse être accepté parmi ces gens comme un invité,
ni plus, ni moins. Ne sachant pas quoi faire, je bus un second verre,
puis un troisième, puis... Ce vin était très parfumé,
presque...épicé.
6.
Où étais-je ? Comment étais-je arrivé là
? je venais d'ouvrir les paupières. j'étais allongé
sur de la mousse humide. je ne voyais que les arbres au-dessus de moi
se détachant sur le fond gris d'un ciel matinal. je sentais sur
ma peau une délicate bruine entre pluie et brume typique de la
campagne berrichonne. Mes membres étaient complètement engourdis
et la tête me tournait. j'avoue ne pas m'être souvenu de ma
soirée avant un bon quart d'heure durant lequel je suis resté
étendu sur le dos à essayer de tenir mes yeux ouverts.
Quand ma sensation de mal-être fut à peu près dissipée,
je commençai à tourner la tête de droite à
gauche pour situer le lieu. C'est à cet instant que je crus être
devenu fou. Sur ma droite je voyais des lambeaux de tissus couverts de
sang ainsi que des os éparpillées autour. Et sur ma gauche,
il yavait... il y avait... Aurore! Elle était étendue sur
le ventre, quasiment nue, recouverte de feuilles d'arbres. je m'accroupis
maladroitement et tendit la main vers son corps froid et rigide. je compris
qu'elle était morte. Ses paupières grand ouvertes, elle
semblait regarder les buissons d'un air apeuré.
Tout était clair: comme Aurélie, Aurore était morte
et, comme son amant, j'allais être accusé! Dans ma tête,
il était évident que j'avais été drogué
ou je ne sais quoi! je me suis dit qu'il fallait prévenir le village,
raconter ma veillée avec les tziganes et toutes ces choses et incantations
bizarres qu'ils avaient faites. je trouvais tout à fait normal
pour quelqu'un d'innocent -ce qui, jusqu'à preuve du contraire,
était le cas -d'aller se présenter volontairement pour alerter
le village du crime. Mais malgré tout, mes souvenirs étaient
flous... Qu'aurais-je répondu à toutes les questions qui
auraient croulé sur moi ?! Aurais-je été crédible,
moi qui avait tant bu ? M'aurait-on cru si j'avais exposé le rapprochement
fait entre Aurélie et Aurore ainsi que leur sorcellerie?! Non,
certainement pas, du moins, pas les autorités !
je suis rentré dans une panique folle où le moindre bruit
me donnait envie de fuir. Mais parallèlement, mes pieds étaient
cloués au sol, m'empêchant tout mouvement. j'étais
tétanisé. Mais la vraie question était autre que
de savoir si les autres me croiraient... Avant tout, avais-je confiance
en moi et en mes actes ? Et bien, non. j'étais incapable d'assurer
que ce n'était pas mes mains qui avaient ôté la vie
à ce corps étendu à mes pieds.
C'est ce fichu doute qui a brisé
ma vie. C'est cette incertitude permanente qui hante mon esprit. C'est
cette affreuse idée d'avoir été un tueur ou d'avoir
été un pantin manipulé qui déchire mon être
entier !
À ce moment-là, en
tout cas, c'est l'Instinct qui eut raison de mon corps; celui qui m'a
crié dans un petit coin de ma tête de partir, de courir avant
d'être accusé, d'être attrapé! Encore instinctivement,
je courus vers le Sud, vers la lumière. je courus les yeux mouillés
et nauséeux pendant un temps qui me parut sans fin. je mendiais
mon pain et dormais caché sous les arbres, à l'abri des
regards.
Je suis mort la nuit où Aurore est morte. Dès lors, ma vie
a été une torture psychologique dans laquelle culpabilité
et révolte s'affrontent sans qu'il n'y ait jamais de vainqueur.
Je n'ai jamais été
me présenter aux autorités. je n'ai jamais revu ni ma famille,
ni mes amis, ni même mon Berry natal. je me suis tourné vers
Dieu, priant et me faisant exorciser, en vain... Mes démons sont
toujours là, qui crient, qui chantent, qui murmurent.
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