Au-delà du fleuve bleu

 

      Je referme l'enveloppe en tremblant et je la dépose sur mon lit. Les yeux me brûlent et mon pouls est vif. Dans la pièce adjacente, il s'arrête enfin de crier et se remet à boire. Je le hais tellement. Maman ne dit pourtant jamais rien. Elle n'a pas peur de lui mais elle sait que ses crises sont telles les ondées ; il est inutile de lutter. Elle dit d'ailleurs que les touristes sont les responsables de la fureur des cieux. C'est en effet en été, durant la période estivale, que les colères de mon beau-père et que les crues du fleuve sont les plus impressionnantes.

      Nous habitons un petit village, surplombant le site des Trois Gorges, sur le fleuve Yang-Tseu-Kiang. Des touristes viennent du monde entier admirer cette région du centre de la Chine lors de croisières sur des yachts luxueux. Le fleuve Bleu, comme ils le surnomment, dévoile des paysages surprenants, romantiques, poétiques et parfois même mystérieux. La première des trois gorges, Qutang, où nous habitons, est la plus grandiose de toutes. Le village est assailli de touristes d'avril à septembre, avant d'être oublié du reste du monde. Il retrouve alors sa beauté naturelle. Maman et moi en profitons pour nous promener sur le chemin de la falaise. Nous parlons ainsi pendant des heures, déambulant parmi de jeunes bambous verdoyants. Nous contemplons le paysage enchanteur, tout en oubliant notre pauvreté et nos vies destinées à un futur morne et triste.

      Mais aujourd'hui nous n'avons pas de temps pour la rêverie. Il faut que nous nous rendions au village pour acheter des parchemins et de l'encre. Maman exerce l'art de la calligraphie et je vends ses œuvres aux touristes. Ils sont émerveillés par la légèreté des traits et la souplesse avec laquelle elle manie le pinceau. J'aime voir leur visage admiratif. Je me sens alors fière d'être sa fille. Depuis quelques temps pourtant, ses dessins paraissent plus fragiles et tremblants. Enceinte de plusieurs mois, la chaleur et l'humidité du mois d'août la fatiguent énormément.

      En chemin, elle s'appuie plusieurs fois sur mon épaule. Ses jambes trop maigres ne la soutiennent plus. Je lui propose alors gentiment de rentrer se reposer à la maison. Je la regarde s'éloigner. Ses pieds sont nus et ses vêtements ressemblent à des haillons mais elle garde une posture digne et droite. J'aimerais l'appeler, rester auprès d'elle. Il faut pourtant que je sois forte; ce soir, tout sera terminé…

      Je croise en chemin Zhen, mon amie, la seule qui m'ait jamais comprise. Son prénom signifie " trésor, précieux ". Elle représente d'ailleurs tout l'or du monde à mes yeux. En la voyant, j'éprouve un pincement au cœur. Quelle sera sa réaction en lisant ma lettre?

      Elle semble triste et ses yeux noirs bridés étincellent. En m'approchant, je remarque une goutte pareille à un petit cristal couler le long de sa joue. Elle me raconte entre deux sanglots que des touristes insultants se sont moqués d'elle. Zhen a peur de ces étrangers à la peau blanche, aussi pâle que l'écume du fleuve. J'essaie de la consoler, mais comment trouver les mots justes?

      Pour ma part, j'aime bien les touristes, quoique leur attitude me paraisse parfois stupide et incompréhensible. J'observe en cachette leur stupéfaction devant cette nature magique, qu'ils découvrent avec des yeux d'enfants. Lorsqu'ils croisent mon regard, une lueur de surprise apparaît. Seraient-ils étonnés par mes yeux couleur d'émeraude ? Je suis chinoise mais j'ai les yeux verts. Maman m'a appelée Lin, ce qui signifie " Jade Magnifique ". Ma peau métissée et ma longue natte noire contrastent avec cette couleur insolite. Je n'en ai jamais voulu à Maman d'avoir succombé aux charmes d'un de ces étrangers. A vrai dire, je me sens un peu étrangère moi-même.

      L'activité et le bruit du village me ramènent brusquement à la réalité. J'achète ce dont ma mère a besoin, sachant pertinemment que je ne rentrerai pas à la maison. Un groupe de jeunes européennes attire mon regard. Feng, mon fiancé, est au milieu des jeunes filles en train de prendre des photos. Elles sont jolies et il sait comment les faire rire. Il a également su me charmer il y a bien longtemps et j'ai été assez naïve pour croire à ses promesses. J'étais jeune; il était beau. Sa voix suave et ses yeux dissimulaient habilement le mensonge. Cependant, sa richesse aurait pu aider à subvenir aux besoins de ma famille. Mais en le voyant aujourd'hui, une vague de tristesse me submerge. Oui, j'ai raison, il faut que je quitte ce village et cette vie pour laquelle je ne suis pas faite !

      Je décide alors de prendre le chemin de la falaise pour méditer encore un peu. Quoiqu'il en soit, je ne rentrerai plus. Le bateau appareille ce soir et les flots l'auront sans doute éloigné avant que Maman ne lise la lettre. Je marche silencieusement, pas à pas. Des perles de sueur me caressent délicatement le dos. Est-ce l'humidité étouffante du mois d'août ou la peur de quitter les miens qui provoque cette sensation de mal-être? Je contemple l'eau du fleuve et ses couleurs mystérieuses, tandis que la brume s'épaissit. La végétation sauvage recouvre les parois abruptes des falaises. J'aperçois des écueils, qui semblent m'avertir du danger vers lequel je me précipite. Le brouillard s'est désormais installé. Bien que mon champ de vision se soit considérablement réduit, je ne crains rien. J'emprunte ce sentier régulièrement depuis de nombreuses années. Je suis prisonnière des nuages mais j'aime cette sensation de solitude. J'avance prudemment pour ne pas quitter le chemin qui borde le précipice. Les herbes hautes me griffent les jambes. Soudain, mes pieds glissent sur une branche humide. Ma jambe heurte un rocher et mon corps bascule, attiré vers le bas par une force invisible. J'essaie de me rattraper à des pousses de bambous mais je comprends vite que la chute est inévitable. Pour la première fois de ma vie, j'ai peur. Chaque seconde me paraît une éternité. Tous mes sens sont en alerte et le bruit du fleuve devient de plus en plus assourdissant. Tout à coup, plus rien…

      Où suis-je ? Je n'en ai aucune idée. Les yeux me brûlent et mon pouls est lent. J'ouvre péniblement les yeux mais je les referme aussitôt. Un étranger est agenouillé à mes côtés. Je les rouvre doucement; il est toujours là. Sa tête est orientée vers moi mais je ne peux discerner son visage à cause de son capuchon. En me voyant consciente, il commence à parler. Le timbre de sa voix est profond et son accent mélodieux. Sa silhouette est svelte et élancée. Mon père lui ressemblait peut-être. Je me laisse porter par ses paroles. Après m'avoir demandé si je vais mieux, il prend une profonde inspiration et poursuit sur un ton solennel. A ma plus grande surprise, il me propose un avenir meilleur, loin d'ici. Tout cela me paraît intemporel et dénué de sens, mais je n'ai plus la force de réfléchir. N'est-ce pas ce dont j'avais toujours rêvé ? Ma tête me fait encore affreusement mal et je ne vois personne aux alentours ; il est le seul qui puisse me sauver. Je lui tends ma main fébrile. Mes longs doigts tremblent au contact des siens. Ma décision est prise. Une nouvelle vie m'attend au-delà du Fleuve Bleu.

8 mois après :

      Quelle joie de revoir ce petit village, mon petit village ! Je n'aurais jamais cru éprouver un tel bonheur en revoyant les rues pavées étroites, les maisons en bois étincelantes sous le soleil d'avril, la forêt de bambous malmenée par le vent et les villageois courageux à l'ouvrage. Mes rêves de jeunesse ont disparu. Le goût de l'aventure a laissé place au désir de revoir ma famille et mes amis.

      Mes premiers pas sont très lents et je me délecte de chaque seconde. J'aimerais que ces instants ne cessent jamais. Au fur et à mesure, je redoute pourtant les retrouvailles. Il me faudra expliquer les raisons de ma fuite. Il faudra que j'accepte les remontrances de Maman. Il me faudra enfin avouer ma lâcheté.

      Je me dirige en premier lieu chez mon amie Zhen. Je remarque en chemin que tous les villageois sont en train de confectionner des cerfs-volants. Nous sommes sans doute le 4 avril, jour de la fête Qingming. Ce jour-là, nous rendons hommage aux défunts de nos familles mais notre tristesse se mêle à la joie d'accueillir le printemps. Les rares touristes présents regardent d'un air émerveillé la précision avec laquelle sont réalisés les cerfs-volants. En Chine, il est très important de soigner la forme et les couleurs de ces oiseaux de papier. Lorsque nous les lançons, nous espérons que leurs ailes majestueuses emporteront les mauvais esprits loin de nos villages et qu'elles protègeront nos défunts.

      J'arrive au seuil de la porte de mon amie. Ses parents rangent la maison et son jeune frère travaille consciencieusement. Zhen est assise au fond de la pièce face au mur ; elle me tourne le dos. Les fenêtres grandes ouvertes provoquent de violents courants d'air. Les portes claquent, et la vaisselle s'entrechoque en une véritable cacophonie. Mes yeux sont fixés sur la silhouette fine et les longs cheveux noirs de Zhen. Je frappe à la porte si discrètement qu'aucun d'eux ne détourne son regard dans ma direction. Je m'éloigne. Je me sens mal à l'aise à cause de la peur des éventuels reproches et des pleurs. Je me promets intérieurement de revenir plus tard, dès que l'occasion se présentera.

      J'arpente les rues les moins fréquentées et j'aperçois au loin mon ancien fiancé Feng. Il paraît préoccupé et bien qu'il semble regarder vers moi, il ne me remarque pas. Je n'ai d'ailleurs aucune envie de lui parler. Son égocentrisme et ses paroles charmeuses ne m'ont point manqué.

      La maison de Maman se dresse après le virage, au bout de l'allée. Le vent n'a jamais été aussi violent et les branches de bambous se courbent, comme pour m'interdire le passage. Mes yeux se voilent progressivement à l'approche de cette maison qui ressemble plus à une cabane abandonnée. J'entends les hurlements d'un nouveau-né, recouverts par la voie rauque de mon beau-père. J'observe Maman cueillant des fleurs, derrière la maison. Sa peau est ridée et des cernes profonds marquent le contour de ses yeux. Ses cheveux sont dénoués et volent au gré du vent. Elle chante une ancienne comptine qu'elle m'avait si souvent murmurée à l'oreille pour me rassurer.

      J'entre dans la maison. Mon affreux beau-père a fermé ses lourdes paupières et ses ronflements remplacent ses habituelles colères. Le nouveau-né, qui n'est autre que mon petit frère, observe attentivement un morceau de tissu. Il ne semble pas s'apercevoir de ma présence. Le seul meuble de la pièce est une table en bois, mangée par les vers. Maman avait l'habitude d'y exposer son matériel. Curieusement, les parchemins, les pinceaux et l'encre ont disparu. Seule une vieille enveloppe occupe le centre de la table. Dans l'alcôve, le portrait d'une jeune fille me fixe de ses grands yeux verts et son sourire insouciant illumine la pièce entière. Maman me disait souvent qu'elle puisait son inspiration à l'encre de mes yeux. Des larmes contenues depuis trop longtemps jaillissent alors. Mes sanglots ont le parfum des regrets. Je n'aurais pas dû la quitter, pas ainsi… La respiration de mon beau-père trouble le silence.

      Je décide de rejoindre Maman, de me jeter dans ses bras et de remonter le temps à ses côtés. Elle n'est plus dans la clairière derrière la maison. Son ombre se déplace au loin sur le chemin de la falaise. Je l'appelle mais le vent recouvre ma voix. J'essaie de la rattraper mais je me dois de ralentir l'allure. Ce chemin représente tant de choses pour moi : des souvenirs d'enfance où Maman et moi nous reposions pendant des heures, des souvenirs fous où je rêvais de liberté en regardant l'eau couler et les oiseaux libres voler dans le ciel, et un souvenir effrayant enfin où ma vie toute entière avait basculée.

      Maman s'est arrêtée à une centaine de mètres devant moi. Elle pose son bouquet au bord de la falaise, et les fleurs s'éparpillent aussitôt. Elle sort de son sac un cerf-volant. Il représente un petit oiseau au plumage vert magnifique. Je n'en ai jamais vu de semblable. Elle le serre une dernière fois sur son cœur puis, d'un geste harmonieux, elle lâche le long ruban blanc. L'oiseau prend son envol pour rejoindre le soleil. Maman le regarde disparaître dans l'immensité bleue au-dessus de nos têtes. Ce n'est désormais plus qu'un point, libre et pourtant prisonnier du vent.

      Maman reprend son chemin, comme si le destin commandait ses actions. J'ai l'espoir de lui parler avant qu'elle atteigne le village.

      Machinalement, je jette un regard à l'endroit où elle a déposé le bouquet. Les fleurs se sont dispersées formant un magnifique tapis multicolore. Il recouvre une étrange roche qui semble avoir été taillée à la main. Mais c'est une pierre tombale ! Je repousse en tremblant les pétales du bout des doigts. Je reconnais l'écriture fine de Maman. Peint à l'encre noire, un seul signe chinois calligraphié orne la pierre. Il est écrit " Jade Magnifique ". Un vent de tristesse m'accable. Maman avait prononcé ces mots à l'aube d'une matinée d'hiver 20 ans auparavant, à ma naissance. Les yeux me brûlent, mon cœur a depuis longtemps cessé de battre.

Malì

 

Marie SLOMOVICI