Le corps d'Héléna

 

     Voici le corps d'Helena.

     Il est minuscule, fragile et fluet comme celui d'une enfant, mais ses deux seins, encore jeunes, comme deux charmantes piqûres de guêpe, sont la preuve que ce corps est déjà en âge d'être une femme. Un timide petit ventre commence également à pointer le bout de son nez au bas de son estomac. Le corps d'Helena n'est pourtant pas bien charnu, bien au contraire, ses membres paraîtraient plutôt chétifs mais le supplice lui creuse la taille, rehausse sa poitrine fleurissante, lui déforme les côtes et transforme sa posture. Supplice, meilleur ami des hommes qui se délectent des plaisirs visuels qu'il procure, cause de la forme bancale, forcée et monstrueuse de son corps. Carcan que connaissent si bien les jeunes filles à peine matures, sorties violemment d'un âge d'innocence pour préserver tous les charmes de leur candeur naïve dont profitent les hommes graveleux. Supplice, un simple assemblage de fer, de corde, de tissu, sorte de seconde peau déformante, nommé corset.

     Mais le corps d'Helena fait fi de ce petit ventre bien rond car le supplice lui assure une cambrure et une distinction dignes des plus grandes dames, que le corps d'Helena n'est évidemment pas mais aime donner l'impression d'être. Mais pour avoir l'air d'être une dame, le corps d'Helena ne pouvait sortir seulement vêtu d'un corset, il fallait le parer de multitudes d'autres artifices inutiles mais certes beaux. Il serait d'ailleurs aisé de résumer le corps d'Helena en ces deux mots, inutile et beau.

     Sa voix ne se faisait entendre qu'en de rares occasions, comme si elle voulait se préserver de quelque bêtise ou faute de langue, mais c'était une des plus belles choses qu'on ait jamais entendu, semblable à une symphonie de clochettes qui tintinnabulaient, les gens qui l'écoutaient ne prêtaient même plus attention ses paroles tant sa voix les transportait.

     Sa peau était blanche, lisse comme du marbre et douce comme la caresse d'un pétale de lys, parsemée ça et là de tâches de rousseur. Ses cheveux longs glissaient sur ses fines épaules émaciées et encadraient son visage telles deux mains bienveillantes en de larges boucles blondes. Lorsque le corps d'Helena les relevait délicatement, toutes les têtes se tournaient vers lui, les yeux se fixaient sur la base de sa nuque délicate et chaque homme présent était alors pris de l'envie subite de dévorer goulûment le moindre centimètre carré de sa peau.

     On l'habillait de robes aux couleurs gaies, pastel, tissées de pierres précieuses, de fleurs, de perles nacrées, de dentelle ou d'or, autant de chose qui sied le corps d'Helena, ses cheveux d'un blond intense, sa peau blême tachetée et la couleur fade de ses yeux gris.

     Tous ses traits, ses courbes, tout son corps invitait à la sensualité, presque malgré lui. Il ne demandait rien à personne, les gens venaient d'eux-mêmes, attirés, comme des mouches alléchées par l'odeur de la carne rance. Car le corps d'Helena était de ces beautés violentes, de celles qui vous submergent jusqu'à la folie dès l'instant où vous posez les yeux dessus, qui vous prend à la gorge et vous frappe sans hésitation ni remord en plein cœur comme la pointe perfide d'un Cupidon malvenu.

     Le corps d'Helena sait bien se tenir, bien parler, être gracieux, charmant, soigné et docile lorsque le moment l'exige. Il a appris à danser, chanter, écrire, parler, marcher convenablement. Il écoute tout ce qu'on lui dit et retient bien les leçons. Il peut faire ce que l'on veut, il est serviable à merci et soumis aux moindres envies.
Les autres aimaient bien jouer avec le corps d'Helena plus qu'Helena elle-même. Son corps allait mollement d'une main à l'autre sans jamais s'opposer. Ils le paraient de milles artifices incongrus, de poudre blanchâtre et de parfums âcres de souffre ; leurs mains agiles, d'un geste connaisseur, habillaient, coiffaient, maquillaient le corps néophyte et gauche de la pauvre petite fille comme s'il s'était agi d'une poupée grandeur nature.
Cela, les gens l'ont tout de suite bien compris. Ils profitent et meurtrissent le corps d'Helena, leurs médisances, leur jalousie, leur vulgarité, leur désir l'enlaidissent. Le corps d'Helena était parfait en tout point avant que la société ne s'en mêle. Les autres s'arrachent et rongent le corps d'Helena comme s'il s'agissait d'un magnifique morceau de viande, ils s'insinuent dans son être, au plus profond de sa chair comme les insectes dans la carne faisandée.

     Ceci est le corps d'Helena.

     Ici ou là, ce pauvre petit corps présente déjà les marques de la vie. A force de l'habiller et le déshabiller constamment, les mains hâtives de beaux parleurs ont troué sa peau. Ces bleus du corps d'Helena sont l'œuvre des gens, ce sont les autres qui les signent, qui laissent la trace de leurs doigts, de leurs mains, de leurs ongles, de leur bouche comme s'il s'agissait d'un livre d'or où ils apposeraient leurs appréciations, ils s'approprient tour à tour chaque parcelle de son corps, marquent leur passage comme s'il s'agissait de la chose la plus naturelle qui soit et s'en targuent à qui veut bien l'entendre. Comme si le corps d'Helena était à eux tout entier, le corps d'Helena est aux autres. On peut trouver sur son corps des marques, des bleus, des hématomes, toutes sortes de petits trous, creusés dans sa chair, encore rouges, comme des plaies suintantes qui ne cicatriseront jamais.

     Le premier à l'avoir possédé est son propre géniteur. Il l'a marqué là, à un point précis juste au dessus de la clavicule gauche, tout près d'un grain de beauté. C'était le jour le plus chaud du mois d'août, la corde du collier de la mère du corps d'Helena s'était brisée sous la pression des doigts de la petite fille et les perles s'étaient répandues aux quatre coins de la résidence. Son père, le visage violet, l'avait saisie brutalement par l'épaule et avait plaqué sa tête contre le sol à l'endroit où la chaîne et les quelques pierres restantes étaient tombées, sa poigne était puissante et intolérable mais semblait hésitante, au bout d'un moment, ses gros doigts boudinés et moites relâchèrent leur emprise et se mirent à courir le long de la nuque et du dos du corps d'Helena, chaque endroit qu'il touchait laissant l'étrange sensation d'avoir été brûlé au fer rouge.

     La seconde blessure est un petit trou placé au niveau de la base de la nuque, pauvre petit bout de chair ciselé maladroitement dans le cou délicat du corps d'Helena, accompagné de quelques égratignures causées par la pointe aiguë d'une paire de ciseaux. Ce trou, le corps d'Helena le doit à sa plus vieille sœur, née moins jolie et réfléchie et jalouse d'avoir été remplacée, qui voulut lui offrir un charmant cadeau pour son douzième anniversaire en lui coupant sauvagement ses beaux cheveux en quelques gestes brusques et en repeignant le parquet étincelant de sa chambre du rouge écarlate que le corps d'Helena aimait tant.

     Son visage est heureusement encore intact, seules les lèvres du corps d'Helena sont bleuies aux coins. Ces meurtrissures sont un présent de son cher cousin. Il l'avait invité à l'occasion d'une de ses nombreuses réceptions où se regroupaient tous les jeunes révolutionnaires dépravés de la ville. Sous prétexte d'avoir quelques souvenirs de son voyage au Nouveau Monde à lui montrer, ils s'éclipsèrent en empruntant une des multiples portes dissimulées sans que le reste des invités qui s'enivraient dans le salon ne s'en aperçoivent. Ils s'étaient arrêtés dans une pièce sombre et étroite, il avait fait glisser adroitement ses doigts le long de sa joue palpitante et chaude, lui avait murmuré des paroles douces et bienveillantes auxquelles nulle jeune fille n'aurait su résister et l'avait embrassée avec force. Ses dents avaient heurté violemment l'émail éclatant de celles du corps d'Helena et entaillé les coins tendres de sa bouche minuscule de sorte qu'un mince filet de sang s'échappa des lèvres meurtries.
Il fit un pas en arrière, remonta son col, passa sa main dans ses cheveux pour en vérifier l'état, baisa le front du corps d'Helena, sourit, l'air rassasié, un peu moqueur, et repartit, tournant le dos au corps d'Helena. Le corps d'Helena était resté figé, seulement secoué par de faibles tremblements, ses membres bleus de froid et son sang s'écoulant en de minuscules gouttes sur sol éclatant.

     Mais le plus gros trou se situe entre les deux poumons et le diaphragme, à la place exacte du cœur. Celui-ci, c'est Helena elle-même qui se l'est infligé, ce jour-là, Helena est mort-née.

     Une amie et un de ses parents avaient rendu visite à la famille du corps d'Helena, c'était un très bel homme et il le savait, il s'était présenté avec une charmante courbette et un sourire éblouissant, ses yeux rassurants, ses gestes d'une douceur extrême et ses paroles, toujours justes et réfléchies, étaient savamment calculés. Le corps d'Helena l'écoutait, transporté, ne retenant que ce que son cœur qui battait à tout rompre lui laissait entendre.

     Lorsqu'il lui proposa une balade dans les jardins, elle accepta sans aucune hésitation, pourtant consciente qu'il ne s'agissait pas simplement d'aller admirer les fleurs.

     Elle l'emmena jusqu'à sa chambre, il la dévêtit fiévreusement, ses mains chaudes tremblant d'excitation. Le temps se suspendit et plus rien n'importait. Les tapisseries, les tableaux de la chambre de la jeune fille dépeignant des scènes triviales de nymphes joyeuses, des scènes de bonheur, d'harmonie, de passion prenaient enfin tout leur sens. Les couleurs étaient plus vives, plus belles, comme si Helena redécouvrait le monde et voyait pour la première fois. Comme si rien ne s'était jamais passé avant cela.

     Il la recouvrit délicatement du drap blanc pour qu'elle n'attrape pas froid. Blanc comme la peau du corps d'Helena, le premier et dernier vêtement d'Helena, blanc comme le drap qui recouvre un nouveau-né, blanc comme le linceul qui recouvre un nouveau mort. Il sortit du lit, commença à se rhabiller et lui conseilla d'en faire autant. Avant de regagner le salon, il se pencha vers elle et lui avoua au creux de l'oreille qu'il avait menti, qu'il était déjà engagé mais que le cher cousin d'Helena n'avait certainement pas menti sur la qualité. A ces mots, le coeur d'Helena s'arrêta net.

     Il partit, le corps d'Helena se leva, essuya le mince filet de sang rouge courant le long de sa cuisse et de son mollet et commença à s'habiller maladroitement, trop habitué à ce qu'on le fasse pour lui. Le corps d'Helena revêtit ses compagnons de longue route qui avaient été froissés puis jetés distraitement au pied du lit, enfila sa combinaison, resserra son corset si fort qu'elle en était asphyxiée et que son esprit devenait blanc et vide, pour oublier, fit glisser par-dessus sa tête sa robe, se redressa, comme s'il ne s'était jamais rien passé, selon les exigences de son statut.

     Puis il vint se placer devant la coiffeuse. Ses joues étaient encore rouges de l'affront subi, sa respiration saccadée et ses cheveux mal coiffés. Le corps d'Helena maquilla soigneusement mais non sans mal son visage, ses joues, ses yeux, ses lèvres, sa poitrine, dissimula les moindres bleus, les hématomes violacées et les marques de dents dans son cou, puis regarda son reflet dans la glace ; bien qu'il se fût appliqué, rien n'aurait pu cacher le cadavre pourrissant et suintant qu'était sa peau blafarde, abîmée et triste. A cette vision, il rit jaune de se voir si bleu. Il rit de voir son corps disparaître sous les couleurs disparates et grotesques d'un clown, sa peau blanche se couvrait de tâches passant du jaune pâle au violet profond, du bleu au marron, du rouge carmin au gris.

     Elles étaient sombres et grandissaient à chaque seconde qui passait comme si elles avaient senti la mort s'insinuer un peu plus à chaque instant dans le corps d'Helena. Ses bleus suintaient le désarroi et la misère, les hématomes étaient les baisers amers du désespoir et de l'impuissance et les plaies, la morsure de la cruauté.

     Ceci est le corps d'Helena.

     Tout le monde le connaît, tout le monde l'apprécie et tout le monde y a goûté un jour. Mais Helena, qui connaît Helena ? Qui est Helena ? Ses amis, savent-ils qui elle est ? Et ces hommes qui lui récitent en vain quelque fade poème, mièvre et racoleur, pour s'attirer ses faveurs, la connaissent-ils ? Et sa sœur, son père, son cousin ? Et les invités de leurs réceptions ? Et vous ? Et moi ? Je ne sais pas qui est Helena. N'être personne, c'est n'être rien. Personne ne la connaît. Helena n'est personne, Helena n'est rien.

     Elle importe peu, tant qu'elle se tient bien et veille à ne faire aucune faute, à n'importe quel prix, comme si le monde en dépendait, tout va pour le mieux. Aux yeux du monde, il n'y a que son corps, juste un ensemble de membres, de chair, d'organes, de cheveux, de fibres, de molécules, aussi agréable soit-il.

     A première vue, le corps d'Helena ressemble à celui de n'importe quelle autre jeune fille à ceci près qu'il est un des plus beaux que quiconque ait jamais rencontré. Ne vous fiez pas à sa candeur, sa perfection, sa beauté et sa naïveté apparentes, c'est en réalité un corps invalide, un corps mort, pourri de l'intérieur et mangé par les vers.

     Le corps d'Helena mange sans faim, boit sans soif, s'amuse sans envie, travaille sans conviction, sourit sans joie, pleure sans sincérité, vit sans vie. Malgré sa fraîcheur, sa jeunesse, malgré ses joues bien roses et sa poitrine laiteuse et délicate, comme deux pétales blancs rebondis qui se soulèvent et s'abaissent doucement au rythme de ses respirations, malgré son souffle qui se cristallise dans le froid glacial de l'hiver, le corps d'Helena est mort, le jour même où il est né. Quelle atroce ironie du sort qu'un corps aussi beau et jeune porte déjà la mort en son sein.

     Le corps d'Helena a vu beaucoup de médecins et ingurgité beaucoup de remèdes, mais aucun ne saurait dire de quel grand mal il pourrait souffrir. Pourtant, il est un fait qu'il souffre, certains parlaient du Mal du siècle, d'autres tentaient d'expliquer les vomissements chroniques ou de soigner par les saignées ou les ventouses mais elles n'y ont rien changé et n'y changeront jamais rien.

     Le corps d'Helena passait souvent son temps allongé dans la pénombre de sa chambre sur le conseil des médecins, à contempler au-delà de sa fenêtre, inerte, mais pas sur le lit, non, sur le plancher dur et froid qui lui paraissait étrangement moins austère. Cela avait quelque chose d'apaisant et de triste à la fois, comme s'il attendait quelque chose qui ne viendrait jamais.

     Les regards du corps d'Helena parlaient à sa place. Ils étaient vides, de tout sentiment, de toute vie, de toute passion, comme impuissants, vides de tout. Ses yeux vitreux, grands ouverts, étaient comme ceux d'un mort dont les paupières n'auraient été encore refermées.

     Le corps d'Helena avait cru un moment que dans sa chambre au moins il n'y trouverait ni peine, ni violence, ni horreur, ni mensonge mais il y étouffait en réalité. Les sourires crispés et moqueurs, les regards hautains des nymphes, le soleil ardent et la nature luxuriante renvoyaient le corps d'Helena à sa propre déchéance. Leurs corps ne faisaient que pâle figure aux côtés du sien, mais ils étaient encore purs et roses. Les broderies renvoyaient le corps d'Helena à sa propre condition, à ses manques, ses failles, bien qu'il fût beau, il ne fut ni heureux, ni vivant. Les blessures, les souvenirs, les odeurs, les images reviennent au corps d'Helena jusqu'à ce que tout soit insoutenable et qu'il soit agité de haut-le-cœur.

     Et toujours ce bleu indélébile, ce bleu grandissant qui s'empare petit à petit du corps d'Helena, le grignotant morceau par morceau, comme les insectes qui s'attaquent aux cadavres pourrissant dans leur tombe, comme la mort qui creuse les corps amaigris des affamés.

     Voici le corps d'Helena.

     Il est mort le jour même où il est né, comme ceux des filles qu'on laisse mourir, dont on fait faner la fleur triste de leur liberté, qu'on pervertit dès la naissance pour quelques regards masculins approbateurs et qu'on jette aveuglement, à peine sorties du doux sein de leur nourrice aimante, aux bras faussement réconfortants et bons clients d'un époux trois fois plus âgé. Dont on troque l'âme contre la gloire du nom et de la richesse, quelques bijoux clinquants et châteaux poussiéreux, qu'on vend une poignée de misère pour faire partie d'un rang voué à l'échec !

     Le corps d'Helena est mort le jour même où il est né, comme nombre de filles qu'on laisse crever de faim pour faire mourir leurs âmes en échange d'un corps modelable à merci et sans défense. Victimes inconscientes des pires criminels, ceux qui se cachent sous des airs de gens respectables, qui se pavanent, convaincus d'avoir fait preuve de justice et morale et qui ont l'audace d'avoir encore toute leur conscience pour eux sous prétexte de porter les robes pompeuses d'avocat ou de médecin. Prises dans l'engrenage monstrueux de l'horreur et la cruauté humaine, comment lutter contre des forces qui les dépassent ? Comment faire lorsque la vie elle-même vous broie petit à petit ?

     Voici le corps d'Helena.

     Pour échapper à la mort, il sert fort son corset, toujours plus fort pour se sentir exister, retient sa respiration, ferme les yeux et tente d'oublier. Il se raccroche désespérément à tout ce qu'il possède, et que lui reste-t-il, si ce n'est son corps ?


Robota

 

Olivia COSSON