L'Indésiré

 

     Les cours avaient repris depuis dix minutes, et dans le couloir, elle pouvait encore percevoir les pas pressés des derniers retardataires.

     Elle ressentait chaque battement de son cœur, et malgré elle, ses mains étaient devenues moites. Elle les essuya maladroitement sur son pantalon. Elsa regarda le bout de plastique entre ses doigts et lut une dernière fois la notice. Dans moins de deux minutes elle serait fixée. Elle ferma les yeux et se remémora son rêve de la nuit dernière. Elle marchait dans Paris et, tout autour d'elle, chaque bâtiment s'effondrait et redevenait poussière. Les passants s'effaçaient jusqu'à se volatiliser. Les quelques arbres tombaient sur la chaussée, la Seine recouvrait les ponts. Les vitraux de Notre-Dame se fendillaient. Elle s'était mise à courir mais le chaos la rattrapait. La coupole du Sacré Coeur éclatait, la Tour Eiffel rentrait sous Terre. Paris n'était plus qu'un amas de particules, de grains de sables. De l'art sous sa plus belle forme. L'obélisque tombe, le Moulin Rouge meurt et la Défense cède dans le tumulte. Le plus étrange était que cette apocalypse se déroulait dans le silence le plus total. Elle marchait dans ce désert, sachant qu'il ne lui servait plus à rien d'avancer. Le sable lui rentrait dans les vêtements, sous les ongles, s'insinuait à ses cheveux. Comprenant que tout autre pas de plus aurait été inutile, elle s'était allongée par terre et ce fut au tour de son corps de devenir cendre. Il s'éparpilla doucement à la surface du désert.

     Il s'était affiché comme cela. Elle avait tourné la tête un court instant, perdue dans la contemplation des toilettes et dans ses souvenirs nocturnes, et quand elle avait reposé les yeux sur le test, le + s'était installé.

     Elle imagina toutes ces futures mères qui s'émerveillaient devant ce test, pleuraient de joie, présente, à venir. Elles devaient déjà imaginer la couleur de la chambre, le texte sur le faire-part, le prénom que porterait l'enfant qui n'existait même pas encore.

     Combien de femmes sur Terre apprenaient qu'elles étaient enceintes? Combien, à cette minute, l'annonçaient à leur mari? Oui, combien comprenaient que leur vie allait changer à partir d'aujourd'hui pendant qu'elle, elle était plantée dans les toilettes du lycée aux murs salis, regardant ce test de grossesse qui sentait l'urine. Elle ne s'était pas émerveillée, elle avait encore moins pleuré. En y repensant aujourd'hui, elle ne se souvenait pas avoir douté une seconde. Seize ans et enceinte. Ces deux termes n'allaient pas ensemble et elle en était consciente.

     Elle ne pensa pas une seule seconde qu'il était possible que les choses puissent se passer autrement, n'envisagea pas qu'elle soit peut-être capable de donner la vie. Oui, Elsa était une de ces filles qui programmaient leur avenir et qui s'en tenaient au plan de départ. Egoïste, me direz-vous.

     Elsa pensait au présent, à son présent. " Après moi, le déluge ", pensa-t-elle en quittant le lieu maudit. Pas de bébé, donc. Pourtant, un Indésiré avait pris ce jour possession de son corps.

     Elle n'avait jamais eu beaucoup de chance.
En essayant de ne pas s'évanouir, de ne pas se jeter par la fenêtre, ou toute autre action qui aurait pu stopper le cataclysme qui lui balayait les souvenirs et la faisait trembler furieusement, elle alla en cours.

     Enfin arrivée chez elle, Elsa glissa la clé dans la serrure et déjà elle ne se souvenait pas du chemin du retour. Elle s'était perdue dans ses pensées les plus profondes avec, pour fond sonore, les nocturnes de Chopin dans son baladeur.

     Cette journée était passée avec une étrange lenteur. Les minutes défilaient, se ressemblaient, l'exaspéraient. Les professeurs lui avaient reproché son état léthargique, elle n'avait pas touché à son assiette le midi et avait séché le cours de mathématiques pour s'enfumer les poumons et s'éclater quelques neurones. A part ces détails, les six dernières heures lui restaient inconnues. Elle avait oublié ce qu'elle avait pu faire, pu dire. Elle ne se souvenait pas avec qui elle avait discuté, ses matières de la journée, s'il avait plu aujourd'hui.
Elsa ne s'attarda pas sur ces interrogations futiles et se dirigea vers le téléphone. Elle décrocha doucement le combiné, attendit quatre sonneries dans le vide. Quatre longues sonneries qui se répercutaient dans son cerveau.
" Centre médical, Sophie, bonjour ".
Elle devait être jeune, une secrétaire médicale blonde comme dans les publicités vantant les formations rapides.
Combien de fois dans la journée répétait-elle cette phrase, à combien de jeunes adolescentes inconscientes? Elsa débuta son explication mais Sophie lui coupa la parole. " Rendez-vous demain, docteur B., quatorze heures. " Sophie raccrocha et Elsa laissa l'écouteur près de son oreille, les sonneries résonnant encore dans son cerveau, avant de reposer le combiné.

     Le jour suivant, elle oublia d'aller en cours. Elle marcha dans la rue, s'assit à une terrasse et commanda un café. Il faisait beau. Elle s'alluma une cigarette. Devant elle, des enfants jouaient dans un parc. Elle sourit. On lui apporta son café. Elle termina sa cigarette. Elle vida sa tasse en une seule fois. Au loin, un enfant pleurait après une chute sur le sol. Sa mère accourait. Elle paya sa commande et s'en alla. Elle avait un rendez-vous à ne pas rater.

     Le temps s'écoulait lentement, elle aurait bien eu envie de fumer une seconde cigarette mais elle se doutait bien que Sophie, la secrétaire médicale blonde n'accepterait pas.
Elle se rongeait les ongles, mordait la peau et suçait les gouttes de sang qui naissaient. L'odeur était désagréable, ce goût de fer dans la bouche et elle ne put cracher, car elle savait aussi que Sophie n'aurait pas voulu, qu'elle la mettrait peut-être dehors et que l' Indésiré resterait alors dans son ventre, baignant dans son liquide amniotique, qu'il grandirait, grandirait jusqu'à ce qu'elle l'éjecte, qu'elle expulse ce corps violet, mains bleutées, bouche ouverte, un petit corps criard, gluant de sang. Alors non, elle ne cracha pas, elle avala la mauvaise salive et attendit en silence.
Enfant. " Ces monstres que les adultes fabriquent avec leurs regrets. ", disait Sartre.
Se reproduire est égoïste, pensa-t-elle. Pourquoi a-t-on l'envie d'avoir un enfant avec l'autre?
" Je veux un enfant de toi, mon amour. - Mais oui, mon coeur, quelle bonne idée! " A partir de ce jour, on ne pense plus qu'au bonheur à venir. Quel bonheur? Les maux de ventre, de crâne? Les doutes, les regrets? Ai-je bien fait? Nous le voulons vraiment, cet enfant? Prendre un kilo, quatre, douze, l'apparition de la cellulite, ne plus pouvoir avancer? Remarquer que les autres nous regardent autrement, qu'ils nous laissent leur place dans les transports en commun? Comme les handicapés ou les vieux. Mais eux n'ont pas décidé. Le temps passe sans qu'ils puissent y remédier, les rides apparaissent malgré toutes les crèmes anti-Age, la voiture roulait trop vite, les jambes ne répondent plus. Non, les femmes enceintes ont le choix, elles le veulent. C'est cette décision qui est hallucinante. " Je veux un enfant de toi, mon amour ". "Oui, oui, un enfant. J'ai toujours rêvé d'une petite fille. Non, je m'en moque, garçon, fille, peu m'importe le sexe. Mais une petite fille, ce serait bien... "
" Je pourrai la coiffer, la vêtir avec des robes qui tournent, je lui lirai des contes de fées, je l'emmènerai à l'école, je prendrai peut-être un mi-temps afin d'avoir des après-midi entiers à lui consacrer, j'achèterai un livre de cuisine, des barrettes, des déguisements. Je lui préparerai les meilleurs anniversaires que l'on ait jamais vus. "
Mais la télévision l'endort, la nourrice nous rapporte ce que lui a dit la maîtresse. - Comment s'appelle sa maîtresse déjà?- On l'emmène au Mac Donald, la punit, la frappe parfois.
Quel geste égoïste... oui, faisons une fille, pour qu'elle comprenne la stupidité de la société, la corruption des Hommes, l'horreur du monde, pour qu'elle parle mal à Maman, pour qu'elle soit déçue, trahie, abandonnée, pour qu'elle voit Papa partir, pour qu'elle déchire toutes ses belles robes qui tournent mais qui ne l'amusent plus.
On porte un enfant comme on porte un sac de courses trop lourd. On marche, doucement, penchée. On s'autorise enfin une pause, on respire longuement en se tenant le dos. Et on repart, titubant, avec ce boulet au pied.
"Un enfant? " A elle, on ne lui avait pas posé la question. Drôle de punition pour une première fois. Un oubli, un simple oubli. Sur le moment, elle s'était rendue compte qu'elle le regretterait peut-être ensuite, mais après tout...
Le schéma habituel était demande et essais, joie et attente, hôpital et famille. Toutes ces niaiseries... Non, pour elle, ce serait plutôt canapé, peur, déception et cette salle d'attente. Si elle regrettait? Oui. Non. Elle ne se posait pas la question. A quoi cela servait de perdre son temps à remuer le passé? Si c'était le Destin, la Fatalité? Non. De cela, elle en était persuadée.
Elle était fautive, on la punissait, elle ne recommencerait plus. Comme lorsque Maman l'avait prise en train de colorier des étoiles au plafond. Fautive, punie, pas recommencer.
" -Elsa?
- Oui.
- Le médecin vous attend."

     Elsa rentra donc dans cette belle pièce de médecin riche, ne réfléchit pas et balança toute son histoire à cette femme. Elle parlait vite, n'articulait pas, pressée que tout cela se termine dans les plus courts délais. En réalité, elle avait terriblement honte, honte d'étaler sa vie devant cette femme, de lui demander de l'aider, d'avouer pour la première fois sa grossesse à une inconnue qui avait, elle, la photo de ses enfants souriants sur son bureau.
Le médecin commença alors le couplet habituel, qu'elle devait sortir à toute jeune fille irresponsable.
" C'est dur de se faire avorter, tu sais... Le veux-tu vraiment?
- Oui. "

     Après l'avoir félicitée pour son calme, elle s'inquiéta quand même de son sang-froid.
" Il ne faut pas que tu te caches la réalité, que tu mettes une barrière entre le bébé et toi. Tu as un enfant au fond du ventre, tu peux le mettre au monde. C'est une décision à prendre. Quoi qu'il se passe, je la respecterai et t'accompagnerai dans cette épreuve. "
Elsa ne bougeait pas, alors le médecin continua, les papiers à remplir, les rendez-vous à prendre, le majeur obligatoire pour la suivre, l'hôpital, la solitude post-avortement et tellement d'autres choses dont elle ne se souvenait plus, qu'elle n'écoutait plus.
Comment aurait-elle pu lui dire? On choisit ? J'avorte, je n'avorte pas ? À seize ans, on ne choisit pas. A seizeans, on n'a pas d'enfant. Comment lui dire? Ce n'est pas elle qui a mis ce rempart entre l'Indésiré et elle, il s'est construit tout seul, comme pour la protéger. Comment le médecin pouvait-il être si calme tandis que la tête d'Elsa éclatait comme une bombe, bang-bang, éclatait de chagrin, de désespoir? Comment pouvait-elle exposer tous ces faits, médicaments, nuit, avortement? Ils s'alignaient, se mélangeaient en un chaos incompréhensible. La tête vide, le coeur vide et le ventre plein. Le médecin s'agitait devant elle, lui faisait signer des documents. Avait-elle déjà avorté? Ce docteur avait-elle déjà connu cette sensation d'impuissance et de détresse? Avait-elle aussi passé des heures à imaginer ce que serait sa vie si elle n'avait pas été aussi imprudente, avait-elle elle aussi passé des nuits à inventer vainement ces machines pour remonter le temps?
"Au revoir Mademoiselle. -Au revoir Madame." Cela se finit ainsi. Le rendez-vous était programmé dans une semaine. Comment le médecin avait-elle pu ne pas voir les larmes d'Elsa coincées dans sa gorge, qui n'arrivaient pas à s'écouler, et son regard vide ?
Elle rentra doucement chez elle, s'allongea enfin dans son lit et détailla le plafond pendant de longues minutes jusqu'à ce qu'elle entende au loin sa soeur l'appeler pour dîner.

     A table, elle remarqua qu'une impression nauséeuse, un état permanent de malaise ne la lâchaient pas depuis quelques heures.
Elsa remplit son assiette et la posa devant elle. Elle comprit qu'elle ne pourrait avaler ne serait-ce qu'un bout de viande. Quelque nourriture que ce soit, son estomac la refuserait, elle resterait dans sa gorge, devenue pâteuse à présent.
Elsa regardait piteusement l'abjecte nourriture, puis leva les yeux. Le spectacle de son assiette n'était rien comparé à ce qui l'attendait. Sa soeur était assise en face d'elle et, trop occupée à manger, elle ne remarquait pas le regard d'Elsa qui la transperçait. Sa soeur s'animait d'une force diabolique qui ne semblait jamais pouvoir s'arrêter. Les plats se présentaient devant elle, viande baignant dans leur graisse, ces immondices noyées par l'huile, reluisantes de beurre, saignantes, suantes et vomissantes. Elle s'en servait à pleines mains, sa mâchoire s'actionnait alors, coupant cette masse de calories. On pouvait apercevoir cette putride bouillie informe entre ses lèvres, elle se resservait sans cesse. Elsa se demandait où sa soeur pouvait stocker tout ce gras, imaginant cette purée broyée descendre dans son estomac, organe lourd, grouillant et pesant. Comment faisait-il pour ne pas exploser?
Elle en reprenait, toujours plus, ses mains allaient du plat aux lèvres, des lèvres au plat. Manège frénétique, sans début ni fin, qui tournait inexorablement. Pieuvre gigantesque aux multiples tentacules. La peau de Elsa était livide, et dans un tressaillement, elle balbutia " Je reviens ".

     N'en pouvant plus, le coeur au bord des lèvres et la respiration saccadée, Elsa repoussa sa chaise et tituba jusqu'aux toilettes. Une fois la porte ouverte, ses jambes faiblirent et elle se retrouva à genoux, près de la cuvette qu'elle releva. Les haut-le-coeur l'envahirent et firent trembler son être entier. Son coeur s'était accéléré, ses doigts froids, après avoir noué ses cheveux en arrière, se retrouvèrent au fond de sa gorge. Son corps s'animait par secousses, des larmes perlèrent sur ses joues brûlantes et la bouche pleine, elle mélangea l'eau aux crachats acides qui emplissaient sa gorge. Un feu s'alluma dans son encéphale, les flammes lui léchaient chaque neurone, la chaleur la gagnait et ses doigts allèrent explorer ses amygdales. Au fond de ses yeux dansaient des étincelles malsaines. Elle crut s'étouffer à plusieurs reprises. Ses doigts étaient collants, dégoulinants de salive mais elle ne pensait qu'à la bile qu'elle vomissait. Elle vomissait ce qu'elle n'avait pourtant pas mangé depuis deux jours, elle recrachait ses entrailles. Elle rejetait son intérieur, son enfance, ses illusions déçues et son insouciance partie trop tôt. Et qui sait, vide de tout, elle serait alors capable, peut-être, de chasser l'Indésiré. Noyé dans sa bave et sa saleté, il s'exilerait quand elle tirerait la chasse d'eau.
Mais non, elle souleva sa tête, s'essuya le visage, fit disparaître chaque trace sur la cuvette et s'affala sur le sol.

     Elle trouva cependant la force de se traîner jusqu'à sa chambre, son lit, sa couette. Elle ferma les yeux.

     Le lendemain, elle émergea de son sommeil avec de profondes cernes sous les yeux et le souvenir des démons qui hantaient perpétuellement ses nuits. Prise d'une lassitude grandissante, l'idée de rester la fin de sa journée, voire sa vie entière, dans son lit lui traversa l'esprit.
Pourtant, elle quitta son refuge, but son café trop chaud, s'habilla, se coiffa. Elle faisait tous ces gestes mécaniques sans réfléchir et pensa que c'était terriblement bon d'être ainsi programmée, d'agir tel un robot - qu'elle était - sans émotion, sans sentiment, qui se contente de n'exécuter que ce pour quoi il a été conçu. Se lever, boire, enfiler son jean, s'y prendre à trois fois pour agrafer son soutien-gorge, éviter à tout prix de regarder, de toucher, d'effleurer son ventre, lieu d'habitation temporaire de l'Indésiré, passer son visage sous l'eau froide, ne pas oublier de respirer. Tel un robot, oui.
Devant son miroir elle se fit la réflexion qu'elle n'était pas particulièrement belle, les cheveux hirsutes, la peau blanche et les paupières trop maquillées ce matin.
Elle chercha au fond de ses yeux ce qu'elle voulait trouver mais n'y vit rien, aucune lueur d'espoir ou d'enthousiasme. En une nuit, elle était devenue apathique, ce que son regard vide traduisait parfaitement.
Ivre de tristesse, Elsa aurait bien aimé verser quelques rivières de larmes qui auraient creusé sur ses joues des rigoles noires de maquillage mais rien ne se produisit.
Elle se força, se mordit les bras, se griffa les mains, pensa à des choses terribles, se souvint de son père parti trop tôt, de son enfance, de sa mère inquiète, eut une pensée pour les enfants qui mouraient à chaque minute, pour son enfant qui allait lui aussi mourir. Elle comprit qu'il était monstrueux de ne pas pleurer, et même cette constatation ne changea pas la situation. Ses yeux restaient secs.
Les larmes étaient pourtant présentes, s'accumulant dans son être et refusant de passer la barrière de ses cils. Elle en était pleine, de larmes, et se sentit soudain très lourde. Un noeud s'était installé dans son intestin, une boule dans sa gorge et un enfant dans son ventre.
Les larmes la rongeaient, engloutissaient ses os, lavaient ses entrailles. Elle se noyait de l'intérieur.
Pour limiter ce carnage, elle se persuada qu'un regard n'était qu'un regard, que cela ne signifiait rien puis partit robotiquement au lycée.

     Elle croisa Julien sur le chemin. Julien était un ami, un ancien ami, qu'elle avait oublié depuis deux jours, comme tous ceux qui comptaient, avant. En le voyant ainsi devant elle, elle comprit qu'elle était paradoxalement seule depuis que son corps supportait deux êtres.
Elsa ne voulu pas que Julien la remarque par peur qu'il lise la vérité dans ses yeux cernés. Il se retourna cependant, elle n'eut pas le temps de baisser la tête.
" Elsa! "
Elle le maudit intérieurement, elle maudit aussi l'Indésiré, pour sûrement se cacher que la personne qu'elle haïssait le plus à cet instant était elle-même.
Il lui demanda de ses nouvelles, la trouva étrangement distante et lui avoua qu'il s'inquiétait pour elle, qu'elle était presque effrayante avec ses cheveux mal coiffés et son haleine saveur nicotine mais Elsa lui répondit par quelques plaisanteries qu'il sut accepter. Elle le rassura tant bien que mal.

     Elle tentait de se concentrer sur le cours d'histoire, quand l'envie explosa dans son intérieur. La faim lui dévora l'estomac, une crampe la paralysait. Courbée en deux, elle fit un rapide calcul et conclut qu'elle n'avait rien avalé depuis trois jours. La sensation n'était pas supportable, une barre de fer était apparue sous sa cage thoracique. L'oxygène lui manqua une nouvelle fois et sa tête tournait toujours plus vite. Sa vue se brouilla, ses idées se mélangèrent. Le cri perçant qu'elle poussa s'étouffa dans sa gorge.

     Elle ouvrit timidement les yeux et se releva. Trop précipitamment sûrement, car son mal de crâne revint d'un coup. Après quelques questions, l'infirmière lui accorda enfin un morceau de sucre et un cachet. Elle obtint de rentrer chez elle.

     Elsa enjamba sa baignoire et ouvrit le robinet. Chaque partie de son corps rougissait peu à peu sous le jet brûlant que crachait le pommeau de douche. Des plaques de chaleur apparaissaient sur sa poitrine, elle dévia le trajet de l'eau qui aspergeait désormais son bas ventre. L'Indésiré mourrait ébouillanté, cuit au bain-marie. Non. L'heure viendra et l'Indésiré ne sera plus. Mort moins douloureuse : juste quatre petits médicaments, avait dit le médecin. Elsa s'émerveilla de cette simple réaction chimique, repensant aux fameuses équations-bilans qu'elle avait apprises au collège il y a quelques années. Cela aurait donné à peu près : Embryon + Cachets => Délivrance. Libre, enfin. Elle ne supportait pas l'idée que son corps n'appartienne pas qu'à elle. Elle n'avait jamais aimé partager et cela ne changerait pas, même après un + accidentel sur un test de grossesse.
Encore quelques jours, pensa-t-elle. Plus que quelques jours...

     Elle se coucha tôt ce soir là, mais la fatigue était absente.
" L'interruption de grossesse est volontaire. Volontaire, tu comprends? Cela sera un passage dur à vivre; il faut réellement que tu le souhaites, pour limiter les regrets. Tu dois faire un choix et vous êtes les seuls, avec le papa, à décider du sort de votre enfant. "
Le médecin n'avait pas tout assimilé, ironisa Elsa. Pas de choix. Pas d'enfant. Et puis " enfant " était un terme faux. Non, l'Indésiré n'était pas un être, il ne vivait pas. Il ne possédait pas de coeur, pas de doigts, pas de cheveu, pas de bouche. On ne pouvait pas le toucher, le caresser, le sentir ou le prendre dans nos bras. Non, l'Indésiré n'était rien. Des cellules agglutinées, multipliées, une rencontre totalement imprévue et involontaire. Il ne deviendra qu'un mauvais souvenir, un ancien inconvénient. Rien.
Elle se releva et rouvrit les volets. Il faisait froid ce soir là, le vent s'incrustait sous ses vêtements et elle porta une cigarette à ses lèvres. Elle se revit encore si jeune hier, alors elle jura, en recrachant sa fumée vespérale, qu'on ne lui reprendrait plus. Elle maudit son destin, bien qu'elle n'y croyait pas vraiment. Elle était enceinte, l'Indésiré au fond du ventre et elle irait volontairement le tuer dans quelque jours. Elle ressassait le passé, tournait ses pensées au conditionnel. Mais ce n'est pas en modifiant la conjugaison que cela changera quelque chose à son avenir. On manipule les phrases, mais on ne manipule pas les gens. On joue avec les mots, mais pas avec la vie d'autrui. Pourtant le jeu avait commencé sans qu'elle puisse y remédier. Elsa ou l'Indésiré. Un des deux devait gagner, et Elsa n'aimait pas perdre.
Eteignant le filtre de sa cigarette qui lui brûlait les doigts, elle regagna son lit.

     Elsa se retourna dans ses draps; enfouit sa tête contre son cou, et inspira longuement. Pour s'endormir, elle inventa toutes sortes de meurtres possibles comme l'aspiration, enfoncer un tuyau par sa bouche jusqu'à son périnée ou encore embrocher l'Indésiré.

     Elle continua d'aller en cours. Elle promenait son visage blême et son esprit perdu dans les couloirs du lycée. Plus rien ne comptait, à part l'Indésiré. Il ne se passait pas une minute où elle ne pensait pas à lui. Elle jouait à lui trouver des noms, inventa sa vie, le jour de ses premières dents, de son entrée à l'école, au collège, le nom de ses amis, imagina quand il se vanterait auprès d'eux d'avoir une maman si jeune. Elle se rappelait parfois que tout cela était inutile car elle avorterait mardi.

     Et mardi approchait plus vite qu'elle ne l'avait cru. Encore quatre jours. Plus que quatre jours ...

     Elle revit le Docteur B., ce qui ne lui apporta rien de spécial. L'entrevue ne fut t qu'une pâle répétition de la précédente, il lui fallait trouver absolument une personne responsable et majeure. Elle aviserait, comme elle avait toujours fait, le médecin fut tout de même inquiet et insistant. Elle réfléchit donc à ce problème et se perdit sur le chemin du retour.
L'automne s'était installé sans qu'elle s'en soit réellement aperçue. Les nuits tombaient tôt et les feuilles jonchaient le bitume. Et Elsa était enceinte.


     C'est étrange à quel point l'ordre de nos priorités peut se modifier aussi rapidement sans qu'on puisse y remédier. Impuissance; c'était cela, ce sentiment de vide qui l'envahissait. Ses pensées se mélangeaient, les souvenirs, les projets, les responsabilités; trop de tourments qui l'empêchaient de réfléchir. Elle ne savait plus où elle en était, elle se demandait même si elle l'avait jamais su. Sa vie était basée sur les regrets, elle passait son temps à jouer. Mais elle avait compris trop tard que la vie n'est pas vraiment un jeu, car on perdait toujours. On ne tient jamais les paris qu'on se lance à soi-même. Et tuer son enfant, cap ?

     Elle aurait aimé que la Terre arrête de tourner aussi vite, que le temps ralentisse sa course effrénée. Où était celui qui avait fait l'enfant dans son ventre en ce moment? Avec qui était-il? Elle passait ses journées à l'éviter mais ne pouvait s'empêcher de penser constamment à lui une fois seule. Et elle l'était souvent en ce moment, seule. L'amour. Elle n'a jamais su réellement ce que ça voulait dire. Elle enviait les personnes respirant l'amour. Elle les enviait de pouvoir vivre de futilités. Elle, elle n'y arrivait pas. Seule chez elle, elle pensait à vous, à tous ces couples, ces hommes et ces femmes réunis par ce lien, ce sentiment dont tout le monde parlait et qui lui était totalement inconnu. Elle imaginait ce que vous pouviez faire, ce que vous pouviez penser, ce que vous pouviez vous dire. L'amour n'était pas pour elle. Elle y avait cru parfois. Rarement, en fait. Mais dès qu'il s'était présentait sur son chemin, le grand amour, le pur amour, le bel amour, il l'avait mise enceinte. Non, l'amour n'était pas pour elle.
Elle a le sourire amer et vagabonde dans ses rues où il n'est pas bon d'être à une heure si tardive. Elle aimerait courir, s'enfuir et dire à la nuit qu'elle ne lui fait pas peur.

     Mais elle continua sa marche monotone et regarda son corps. Pouvait-on remarquer une bosse sous son t-shirt? Elle se persuada que non, mais n'était pas totalement sûre pour autant. Elle rentra son ventre au maximum, lorsqu'elle s'aperçut que ses pas l'avait menée devant la maison de Julien. " ... Un majeur sera obligatoire pour t'accompagner. " Il fallait donc qu'elle prévienne quelqu'un, qu'elle aille quémander de l'aide. Cela signifiait assumer et elle en était incapable, vraiment.

     Elle sonna. Julien se présenta devant elle, mais Elsa ne lui laissa pas le temps de parler.
" Je suis enceinte. "
Elle lui annonça la nouvelle sans tremblement dans la voix, comme lorsqu'on demande si tout va bien, comme lorsque l'on a besoin d'aide pour un problème sentimental et besoin de parier, que l'on annonce que la professeur de français ne sera pas là demain. Aussi simplement.
" Je suis enceinte. Il faut que tu m'accompagnes à l'hôpital. Mardi à onze heures. "
Julien eut un geste de recul, bégaya et resta la bouche ouverte. Elsa fit tout pour soutenir son regard. Il eut la décence de ne pas poser de questions mais lui fit comprendre qu'elle pouvait compter sur lui. Il comprit alors qu'elle n'avait pas besoin de soutien, juste d'un majeur pour l'accompagner car c'était obligatoire.
" D'accord. "
Le problème était réglé,
Elle partit en courant presque mais voulut se retourner pour lui dire que cela ne lui faisait pas peur, qu'elle n'avait peur de rien. Mais elle ne le fit pas; elle n'avait jamais très bien su mentir.

     Les jours passaient et se ressemblaient. Elle traînait dans le froid, plus aucune envie ne subsistait, comme si son esprit était en mode OFF. Les conversations restaient insignifiantes, les autres devenaient ennuyeux, Surtout lui. Elle l'avait fui tout au long de la semaine. Sa boîte électronique craquait sous le nombre de mails non lus, sa messagerie téléphonique était pleine. Elle effaçait tout sans prendre le temps d'écouter ses longues plaintes.
Rien que le son de sa voix la dégoûtait et rien que de repenser qu'il y a une semaine encore, elle était à s'évanouir sur ses lèvres, qu'il aspirait ses soupirs, la révulsait.

     Elle traçait ainsi un bilan à minuit passé. Le sommeil s'était exilé. Demain, l'Indésiré ne serait qu'un souvenir. Elle n'osait toujours pas toucher son ventre, ne serait-ce que l'effleurer. Alors elle serra les poings très fort, se rentra les ongles dans la peau jusqu'à se qu'apparaissent des petites lunes rouges dans le creux de sa paume, elle se broya les mâchoires pour ne plus penser.

     Elle retrouva Julien à l'hôpital. Il se chargea de remplir les papiers, il récupéra une enveloppe marron. Elsa se sentait observée, comme si sur son front était écrit " ENCEINTE " Elle vérifia dans une glace qui se trouvait près d'elle mais sur son visage ne perlaient que quelques gouttes de sueur. Julien lui posa certaines questions auxquelles elle répondit par quelques acquiescements inaudibles. Ses jambes étaient devenues terriblement lourdes, refusant d'avancer ; alors Julien lui enlaça la taille et l'emmena malgré elle dans la salle d'attente.
Elles se ressemblaient étrangement.
Leurs mari s'agitaient, ne cessaient de bouger, puis se calmaient, leur prenaient la main, leur chuchotaient des mots qu'il voulaient rassurants près de l'oreille, puis apostrophaient l'infirmière, se levaient, revenaient, partaient téléphoner, s'asseyaient. Bisous. Mots dans l'oreille. Rongeaient leurs ongles. Vérifiaient l'heure. Changeaient de position. Prenaient leur tête dans leurs mains. Respirer. Inspirer. Expirer. Doucement. Longuement. Recommencer.
Elles étaient chacune assises sur les chaises vertes, identiques, l'enveloppe posée sur leurs genoux.
Elles, elles ne bougeaient pas, restaient parfaitement immobiles. Certaines s'autorisaient à pleurer, des larmes coulant silencieusement sur des joues. Elles étaient des étrangères, mais se sentaient aujourd'hui rattachées par un lien très fort les unes aux autres : elles allaient toutes commettre un meurtre le même jour à quelques heures d'intervalles.
Aucune émotion ne ressortait, il régnait dans la salle l'odeur habituelle des hôpitaux. On marche dans les couloirs, on fait attention à ne pas parler trop fort. Oui, attention, cette salle est l'attente pour les I.V.G. Ne pas faire trop de bruit surtout.
L'atmosphère était chargée de pleurs, de doutes et de malheur profond.

     Julien la regarda en coin et esquissa l'ombre d'un rictus. Elle ne lui répondit pas. Ils s'assirent sur les chaises les plus éloignées.
Il tourna l'enveloppe entre ses doigts. Ne sachant ni quoi dire, ni quoi faire, il fixa son regard sur une tâche au sol. Pour combler le temps qui s'éternisait, ils jouèrent à pierre-feuille-ciseaux, elle dessina des moustaches aux mannequins des vieux " 20 ans ", compta le nombre de carreaux par terre, au plafond puis réajusta son casque sur ses oreilles.

     Moi, je t'offrirai des perles de pluies venues de pays où il ne pleut pas.
Et Brel chante. Ne me quitte pas.
Les notes résonnèrent dans son ventre, la chanson prit un nouveau sens. Elsa refusa la vérité, refusa de douter mais savait cependant qu'un choix était encore possible. Elle sentit monter en elle le torrent lacrymal qu'elle réprimait depuis une semaine et courut aux toilettes de l'hôpital, laissant Julien sur sa chaise, avec cette enveloppe et son inutile sourire compatissant et exaspérant.
Je creuserai la terre jusqu'après ma mort
Pour couvrir ton corps d'or et de lumière.

     Elle s'assit sur la cuvette baissée et imagina une énième fois ce qui aurait pu être évité si le test avait affiché " - "dans des toilettes semblables à celles-ci. Eternel retour à la case départ.
Je t'inventerai des mots insensés que tu comprendras
Son coeur se coinça dans sa gorge, l'oxygène n'arrivait plus à traverser ses poumons et son encéphale était à saturation. Sensation étrange et mal inexplicable. Elle toucha son ventre, elle s'arrêta vers le nombril, elle tira sa peau et recouvra ses hanches de ses paumes. Il était là, sous ses doigts. Son ventre ne serait jamais déformé par son corps, elle ne connaîtrait pas cette envie de vomir traditionnelle, ne sentirait pas ses coups de pieds. Sa naissance ne sera pas le plus beau jour de sa vie, car sa naissance n'aurait jamais lieu.
Il aurait pu devenir son enfant, son premier enfant. Son ventre aurait grossi et elle lui aurait parlé à travers lui; sa venue aurait été attendue avec une impatience dévorante.
Elle n'aurait pas vu les regards méprisants, pas entendu les commentaires déplacés car elle n'aurait songé qu'à lui. Il serait devenir sa raison de vivre.
Il aurait pu devenir cela et bien plus encore mais, à cause de son égoïsme, il ne serait jamais qu'un lac de sang souillant des draps d'hôpital.
Et une voix malsaine lui répétait qu'une deuxième solution était encore possible.
Je n'vais plus pleurer, je n'vais plus parler.
Je me cacherai là à te regarder danser et sourire
Les larmes apparurent, sans crier gare. Elle se vida de tout ce qu'elle avait dû garder pour elle ces derniers jours, elle pleurait et c'était bon, tellement bon de baisser enfin les bras, de s'autoriser à être faible. Elle avait la morve au nez, les yeux rougis et la tête creuse.
Elle avait 16 ans. Un enfant.
Elle ne se souvint pas combien de temps elle était restée ainsi assise, mais elle se rappela qu'elle prit sa décision sans hésiter. Remplie de doutes depuis une semaine, l'évidence se présentait maintenant à ses yeux, et elle savait qu'elle ne regretterait pas. Elle pleura encore car demain serait dur, elle le savait, les jours qui suivraient aussi, ce serait terrible et pour cela, elle s'autorisa encore quelques minutes de larmes puis s'essuya rapidement le front, le nez, les yeux et rejoignit Julien qui l'enlaça dans ses bras, si fort qu'elle en perdit le souffle mais ne dit rien.
Et à t'écouter chanter et puis rire.
Une voix se fit entendre dans la salle.
" Mademoiselle Morel ? "
Julien lui lança dans un dernier regard un " bonne chance, et sois forte, et je t'attendrai " " et toutes ces choses qu'il n'avait pas eu le temps de lui dire.
Ne me quitte pas
Elle suivit l'infirmière.
Ne me quitte pas



 

Marion PHILIPPE