34YT98

 

      Mardi 6 décembre 2063.

      Ce matin, j'ai trouvé un carnet en bas de chez moi, par terre, en allant au portail tempo-spatial. Il y avait quelques mots griffonnés dessus. Ça avait l'air d'un journal intime tout juste commencé. Je ne savais pas à qui le rapporter. Alors je l'ai gardé avec moi. J'ai déchiré la première page, et décidé d'écrire mon propre journal intime. Je ne sais pas trop quoi dire. Peut-être commencer par me présenter, même si je n'ai rien de spécial. Je m'appelle Riank Srytielf. Je suis né le 26 décembre 2037. Ce qui me fera donc 26 ans là, à la fin du mois. Je travaille comme technicien en robotique dans une usine fabriquant des plaques photonucléons. Mon domaine, c'est plutôt les photonucléons servant à projeter les images en 5D, même si certains préfèrent travailler en 6D, voire sur la nouvelle technologie en 6.75D. j'ai eu ce poste complètement par hasard, quand le Réseau m'en cherchait un. Mais je l'aime : régler les robots au geste près, les programmer, et les manipuler constamment. Je n'ai rien d'extraordinaire, je suis comme tout le monde.

Jeudi 8 décembre 2063.

Il fait froid dehors. J'ai fait mes courses sur le Réseau. Des fruits synthétiques, de la viande d'érable, et des bananes lunaires. Le Réseau était encombré, et j'ai compté trois secondes avant l'apparition de mes articles sur la plate-forme dans la cuisine. Les Dirigeants nous ont promis d'améliorer les performances du Réseau, mais je crains que ce ne soit pas le cas avant longtemps. Le Réseau est notre vie, c'est ce qui nous entoure, nous aide, mais surtout ce qui nous met tous en commun. Le réseau nous sert partout : c'est lui qui gère notre vie, nos achats, nos loisirs, notre travail. Le Réseau est omniprésent.
Ma voisine s'est fait implanter le nouveau processeur X-21. J'hésite, je me demande si j'ai assez de crédit, même si cet appareil me simplifierait grandement la vie en automatisant les ordres que je donne à mes robots ménagers. Je verrai demain. Là, je vais me coucher.

Vendredi 9 décembre 2063.

Rentré du travail. Deux robots ont fait des courts-circuits. L'usine était sur le qui-vive pour trouver un réparateur sur le Réseau. Il était toujours encombré. Je crois que je me suis habitué aux micros que les Dirigeants nous ont obligés à placer dans nos maisons. Ils disent que c'est pour la sécurité de tous. En tous cas, nous sommes surveillés partout. Caméra, microphone, micro-vidéo, processeur de dispositif anti-rébellion, analyseur de parole etc…Nous ne pouvons dire un mot sans qu'on sache tout de ce qu'on dit. Ils disent que c'est pour freiner la menace terroriste. Un Dirigeant est mort l'année dernière. Une bombe dans un bus-planétaire. Ils ne l'ont jamais remplacé et sur les quatre postes de Dirigeant, seuls trois sont occupés maintenant.

Lundi 12 décembre 2063.

Je ne vais pas acheter le X-21. Trop cher. Ce matin, nous avons eu droit à une leçon de civilité à l'usine, donnée par un Agent Politique. Il dit qu'il parle au nom des Dirigeants. Il nous a parlé de la foi en eux, et de l'intérêt d'être surveillé tout le temps par tous les dispositifs. Il nous a dit que c'était pour assurer la sécurité. Quand quelqu'un lui a demandé vers la fin de quel droit il ne nous disait pas la réalité de notre situation, pourquoi il nous mentait, l'Agent est sorti après avoir pris son nom. Je ne sais pas ce que ça va donner. Moi, je ne sais pas si l'Agent mentait.

Mardi 13 décembre 2063.

Un homme s'est fait arrêter chez lui. Des plaques-biométriques ont été placardées sur les murs de la rue. Elles disaient que l'homme était accusé de trahison et d'activité terroriste. Il y avait la modélisation 4D de son visage. J'ai tout de suite reconnu l'homme qui avait accusé l'Agent de mentir, hier. La nouvelle m'a fait un choc. Je ne sais pas trop quoi en penser. Le système est comme cela depuis des années. Ceux qui contredisent les Dirigeants sont emmenés quelque part, on ne les revoit plus. Je frémis à l'idée qu'ils puissent être exécutés. Pourvu que ça ne m'arrive pas.
A l'usine, l'ambiance était tendue. L'information avait été relayée par le Réseau dans toute la ville. Je me suis demandé s'il y avait des personnes dans l'usine qui travaillaient pour les extrémistes anti-Dirigeants. Ces rebelle qui proclamaient à tout va des idées révolutionnaires, qui accusent les Dirigeants de bâillonner nos pensées. Je sais que j'en ai déjà rencontré un. Mais je ne dirai pas qui, je ne voudrais pas qu'on l'emprisonne si on lit mon journal.

Mercredi 14 décembre 2063.

Les évènements d'hier ont l'air d'échauffer les esprits, surtout ceux des partis clandestins extrémistes. Un individu m'a fait une étrange proposition cet après-midi, à l'usine. Il m'a demandé si je voulais participer à une réunion du groupe LiBeRé. Un groupe extrémiste très connu pour ses propos révolutionnaires. L'homme avait l'air d'avoir assez confiance en moi pour penser que je n'allais pas le dénoncer. Notre échange n'a pas duré plus de quinze secondes, et s'est fait très discrètement, dans le creux de l'oreille. J'ai pris un air choqué en refusant sa proposition. Je pense que j'ai bien fait. Mais en repensant à cela, j'ai un doute. Un petit doute. Non, non. Je ne suis pas révolutionnaire. Mais…Tous les évènements de ma vie, le fait de me sentir emprisonné dans ce monde…Mais non. Je ne devrais pas cracher sur la société, celle qui me donne tant de plaisir et de facilités. Le Réseau, par exemple. Sans lui, que ferais-je ? Et mon travail ? Et le risque, sans les caméras et les microphones, de l'insécurité ? De me voir pris dans un énième attentat, ou d'être volé au détour d'une rue ? Non, je ne dois pas y penser. Je vais me coucher.

Jeudi 15 décembre 2063.

Ce matin, un bruit m'a réveillé. Une porte qui claque, des cris, des coups de fusil à hydrogène. Tiraillé entre la curiosité et la peur, j'ai cédé à la première. J'ai couru vers ma plate-forme, entré les codes pour qu'il m'habille, et je me suis pressé d'aller vers l'escalatium. Mon coeur battait la chamade quand je suis arrivé au palier 34 - l'origine de ces bruits. Là, j'ai vu la porte de l'appartement 3492 ouverte. Je me suis approché, pour voir que la pièce était plongée dans le noir. Les volets hydro-mécaniques étaient percés par endroits, ce qui laissait passer des lignes de lumière dans la pièce. Le sol était jonché de débris hétéroclites : des feuilles numériques - dont certaines volaient encore - des débris de robots, de la vaisselle en ionium, des vieux meubles en bois renversés, de l'eau, et plein d'autres choses que je ne pouvais pas identifier. Je n'étais pas entré, et je ne le fis pas. A l'inverse, je choisis de repartir vers mon appartement, et je repris l'escalatium, en essayant de trouver un scénario plausible. Je savais que c'était une jeune femme qui habitait ici, et qui travaillait dans la même usine que moi, à la section " électronique " ou " recherche ". Mais, ce qui semblait tout expliquer, c'était le fait qu'elle était la sœur de l'homme arrêté avant-hier. J'ai peur. Tous ces évènements, ces arrestations - car celle de ce matin en semblait une - tout cela autour de moi. J'avais toujours voulu être à l'écart de tout ça, faire comme si cela ne me regardait pas. Mais là, tout vient me bousculer.
La journée s'est passée tranquillement sinon. Je me suis aperçu que ça allait faire dix jours que j'avais récupéré ce carnet. Et en seulement dix jours, ce carnet, je me le suis approprié, et j'y écris avec assiduité le soir, sur ma table cando-numériquin.

Vendredi 16 décembre 2063.

Je suis sûr qu'on m'a vu hier matin. J'en suis sûr, car dans la journée, un nouvel individu - ou peut-être le même, je n'ai pas fait attention - m'a redemandé si je voulais participer à une réunion clandestine. Je suis terriblement faible, je me suis laissé emporté par la même faiblesse que ce matin : la curiosité. Je lui ai répondu oui, très très discrètement. Je crois qu'il a eu un sourire satisfait, et m'a confié: " 34YT98 , SubRéseau, demain, 19h30 ". Il me semble qu'ensuite il a noté quelque chose sur les feuilles numériques de son support-podagnétique, et s'est dirigé ailleurs.
Le SubRéseau est la partie du réseau créée par les terroristes. C'est la version clandestine et totalement illégale du Réseau. C'est l'inverse du Réseau. Alors que ce dernier devrait donner la paix et le bonheur aux pro-dirigeants, le SubRéseau donne tout ce dont a besoin un rebelle. Armes, position des Dirigeants et des hommes de la Khespasto - la police du pouvoir - informations sur le cours " réel " de choses etc… Et le code 34YT98 est le code que je devrai inscrire sur le tableau de bord du portail tempo-spatial, pour arriver au lieu de réunion.
Je suis dans une grande excitation, mais aussi dans une grande peur. Ma vie n'a jamais été rythmée que par des arrestations, par des exécutions de criminels terroristes. Crime par l'Opinion, telle est l'accusation qui tombe, et qui est symbole de mort pour les terroristes.
Ma vie, mon entourage, ma famille, mon travail, tout ce qui se rapporte à moi. Suis-je prêt à tout perdre juste pour découvrir ce qui se cache derrière les propos ? Suis-je prêt à sacrifier mon existence, ma liberté, pour assouvir ma curiosité ?
J'aimerais dire que non, que je rejette toutes les pensées hérétiques et dangereuses que représentent celles des mouvements révolutionnaires. J'aimerais dire que je ne suis pas curieux, que je ne veux pas savoir une soi-disant vérité, connaître de nouvelles pensées. J'aimerais enfin pouvoir dire honnêtement que je crois que les Dirigeants existent pour notre bien, et que je les suivrai, qu'importent les ordres.
Mais non.
En écrivant, je ne sais plus si je dois garder ma foi dans le Régime. Je ne sais pas. Je vais me coucher.

Samedi 17 décembre 2063.

L'homme m'avait bien dit 19h30 ? Oui, j'en suis sûr. J'ai l'impression de revenir en enfance, de revivre cette même excitation quand on brave l'interdit.
Il est 18h46.
Aujourd'hui, j'ai fait attention, et je crois que j'ai déjà vu l'homme que j'ai reoncontré hier, car son visage me dit étrangement quelque chose. Il me semble que c'est au Hall Central, le centre de la Khespasto, que j'avais déjà vu cet homme. Il s'était fait sans doute arrêter une fois, mais s'est enfui, et a sûrement changé d'identité ensuite, pour pouvoir travailler dans l'usine. J'espère que je ne vais pas devoir faire comme cela. Je vais manger.
Je crois que mon robot cuisinier est tombé en panne. Le Réseau n'a pas trouvé de dépanneur pour l'instant, je dois attendre demain. J'ai mangé du surcongelé. Le Réseau est toujours plus lent, mais je pense que les Dirigeants vont arranger tout cela dans les plus brefs délais.
Il est 19h06.
Je repense à la réunion. Vont-ils me demander de signer quelque chose, de noter ma présence ? Je n'espère pas, je ne veux pas laisser de trace. Mais que faire ? Refuser de suivre les règles ? C'est la première fois que je participe à une réunion, je ne voudrais pas me faire mal voir. Je signerai alors.
Mon dicteur-numérique ne suit plus les paroles que je dicte, il est lent, trop lent. Je demanderai demain au dépanneur, peut-être s'y connaîtra-t-il dans ce domaine. Peut-être pourra-t-il arranger ça. Je vais lire.
19h11.
Plus que 19 minutes. Est-ce que mon horloge biométrique est bien réglée ? J'espère, je ne veux pas en racheter une. Les Dirigeants nous ont annoncé une hausse de leurs prix, ainsi que de pas mal d'autres produits . L'horloge standard est passé de 33 crédits à 52 crédits ! Les Dirigeants disent que c'est à cause de la guerre, les matières premières deviennent plus rares, à cause des destructions. Il y a une semaine, un entrepôt a été visé. Il contenait du fer et du sup-pétrole. Tout a explosé, on voyait les flammes bleues s'élever dans le ciel nuageux. Les flammes bleues, je ne veux pas paraître cynique, sont très belles. Elles résultent de la combustion du sup-pétrole je crois. Après, dans les ruines, on a retrouvé pas mal de cadavres. Mais ici, on a un peu l'habitude. C'est notre quotidien, cela endurcit notre haine contre l'ennemi en tout cas.
19h17.
Encore 13 minutes. J'attends. Où va se tenir la réunion ? Dans une ancienne cave ? Je verrai bien de toute façon.
19h25.
Encore 5 minutes. Je vois les secondes défiler sur l'horloge. 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59.
19h26.
4 minutes encore. Je crois que je vais partir avec un peu d'avance. J'ai quelques plans à rendre pour demain. Je ne sais pas quand je les ferai. Au retour de la réunion - si elle ne dure pas trop longtemps du moins.
19h27.
Pourquoi suis-je si impatient ? Je ne sais pas. C'est peut-être le début d'une nouvelle avancée vers le monde criminel.
19h28.
Je vais y aller. Je prends mon manteau, avec mes papiers. Comment vais-je justifier mon identité ? Bon, je vais être en retard, si le Réseau est encombré, les portails tempo-spatiaux mettront une ou deux minutes de plus. Quel est le code déjà ? Ah oui, 34YT98, je l'avais noté. Je me connecte sur le SubRéseau. Voilà. Je pars.

Srytielf jaillit dans une lumière orangée du portail. Il entra dans la pièce devant lui. La pièce…Une cellule de la Maison de la Khespasto. Non, la réunion ne pouvait pas se passer chez la Khespasto, cela n'avait aucun sens. Mais…il avait pourtant entré le bon code. Il était venu au lieu de rendez-vous. Y avait-il jamais de réunion ! Le bâtiment de la Khespasto, serait-ce un piè…
Soudain, quatre fusils à hydrogène furent braqués sur lui. Des uniformes noirs ; des casques étincelants.
- Khespasto, déclara brutalement l'un des hommes. Vous êtes arrêté pour volonté de présence à une réunion terroriste, et de crime par l'Opinion. Le châtiment qui est exercé envers ceux de votre espèce est unique : la mort. Douloureuse.
Srytielf recula, effrayé :
- Non…Pitié…Non !
Mais l'enfer commença. Srytielf commença par entendre le terrible bruit de la détonation du fusil de l'homme. Quand la bille heurta sa boite crânienne, il ressentit une terrible douleur. Et elle monta encore plus quand l'hydrogène se déversa soudain dans son corps. Il hurla de douleur, jusqu'aux limites de ses cordes vocales. Son corps se crispait par instant, puis se relâchait, et ses muscles se tordaient dans des spasmes infernaux. Cela continua pendant un temps infini, peut-être une ou deux minutes. Puis vinrent les dernières convulsions, plus lentes, et ce fut finit. Son corps gisait sur le sol, inerte.

Zaytsev

Adrien VIALLEFONT