Flash spécial de Cendrillon

 

      Je hais les pigeons. Oui, ces fameux oiseaux gris et moches, qui roucoulent sans cesse, pour un oui ou pour un non, et qui ne se gênent pas pour déféquer dans la gouttière de mon appartement, ainsi que sur les magnifiques monuments de ma ville, aux Etats-Unis. Et bien je les hais, je ne les supporte plus, leur vision m'est insupportable, rien que d'y penser, j'enrage et c'est pourquoi, en ce jour d'automne 1963, j'ai décidé de commettre un génocide de l'espèce des pigeons, pour que plus aucun ne subsiste dans ce monde, et qu'on soit enfin débarrassé de cette espèce inutile.
      Je sais, je passe un peu pour un fou en vous disant ça, peut être même un homme légèrement psychopathe. Malgré les apparences, je suis quelqu'un de très doux, et pacifiste au départ. C'est bien la première fois que l'idée d'un meurtre me vient en tête, mais rassurez- vous, je ne tue rien d'autre que des pigeons. C'est mon péché mignon en somme. Comme diraient certains, pour vivre mieux, vivons heureux, et moi je serais plus heureux sans ces immondes bestioles.
Je décide alors de monter un plan, pour effectuer le meurtre parfait et que l'on ne me retrouve jamais. Qui sait, l'assassinat de pigeons vaut peut être la chaise électrique ? Les choses seront simples : je me posterai devant ma fenêtre donnant sur l'avenue, je les attirerai avec quelques miettes de pains placées judicieusement, j'attendrai qu'un de ces volatiles se pose, insouciant et roucoulant d'un air benêt, et là, je tirerai de tout mon saoul ! Aucune pitié. Et ainsi de suite, jusqu'à ce que ma ville, ou tout du moins mon quartier, soit enfin débarrassée de ces idioties sur pattes.
      Mais avant tout, il me faut une arme ! J'ai pensé un moment au lance- roquette, seulement, cela risque de ne pas être assez discret, et puis surtout, je risquerais d'atteindre des civils, ce que je ne veux surtout pas. En outre, niveau précision et fluidité, on est loin du summum de l'artillerie. Je décide donc de me rendre dans une armurerie.


      Je descends alors de mon antre afin de me procurer l'équipement nécessaire à ma mission. A la sortie de mon immeuble, je remarque quelque chose d'inhabituel. En effet, la rue est remplie d'une foule compacte qui commence petit à petit à s'amasser contre des barrières de sécurité. C'est étrange… La population de Dallas aurait-elle eu vent de ma future action héroïque ? Et elle serait alors venue me soutenir tout au long de mon épopée ? J'en doute fortement. J'aperçois au loin ma petite épicerie, d'habitude si déserte, assaillie par des centaines, que dis je des milliers, voir même des millions de personnes venues acheter les provisions obligatoires à la survie dans cette véritable jungle qu'est devenue mon quartier. Et celui-ci, de nature si calme, si apaisante, retentit maintenant de bruits assourdissants, une vraie cacophonie ! Les gens ont l'air impatient, ils regardent furtivement leur montre à tout bout de champ, et hurlent à leur voisin d'un air radieux : " Plus que deux heures, et on le verra ! ". Tout ce tohu-bohu aiguise ma curiosité, j'aimerais savoir quel est cet évènement si attendu. Je scrute les alentours à la recherche d'indices qui pourraient m'indiquer la raison de ce soudain afflux de touristes, lorsque je remarque, au dessus de ma tête, une immense banderole. Alléluia, je vais enfin pouvoir résoudre cette énigme qui commençait sacrément à me turlupiner !
J'astique mes lunettes et débute ma lecture : " Bienvenue à notre cher… "
      Une main se pose fort peu délicatement sur mon épaule, et me retourne brusquement vers son propriétaire. Je me retrouve alors face à face, ou plutôt face à torse, avec un homme. Bras croisés, cheveux coupés ras, épaules carrées, muscles saillants, lunettes noire, cravates, un air peu aimable, en somme il n'a pas l'air d'être le nouveau coiffeur du coin de l'avenue, que nous attendons tous depuis les lustres.
" Monsieur, veuillez libérer le passage. Nous devons sécuriser le périmètre " me tonne-t-il, puis il m'agrippe par le bras, et me conduit de l'autre côté de la place Dealey Plaza. Très bien, ce charmant jeune homme m'a placé pile dans la direction de l'armurerie, quelle bonne attention.
Oh non, il est déjà onze heures, je dois vraiment me presser, j'ai prévu de commencer la chasse à l'ennemi aux alentour de douze heures trente, l'heure où, logiquement, leur estomac criera famine. J'accélère alors le pas et arrive enfin à ma destination. A peine la porte franchie et le " Ding ding " sonné, le vendeur sort précipitamment de son arrière boutique et vient à moi les bras grands ouverts :
" - Doux Jésus, un client ! J'ai cru que jamais un seul ne se présenterait aujourd'hui !
-Justement, j'apprécierais que vous me mettiez au courant de ce qui se passe en ce moment. Depuis que j'ai posé un pied dehors, je me le demande. "
Son sourire béat s'efface, remplacé par un regard ahuri.
" -Vous plaisantez j'espère ? La ville entière est au courant de cet évènement ! "
Il enchaîne aussitôt, sans me laisser le temps de répondre :
" -Oui, vous devez plaisanter, c'est évident. Mais passons, que puis-je faire pour votre service ? "
Légèrement déconcerté, j'en suis presque au point de me demander pour quelle raison je suis venu ici… mais je reprends mes esprits.

      Je lui demande alors une arme qui me permettrait d'atteindre une cible à plus de vingt-cinq mètres, sans toutefois lui spécifier quelle serait ladite cible, de peur qu'il me considère comme un enragé. Il repart hâtivement dans son arrière boutique et revient quelques instants plus tard, un fusil assez quelconque entre les mains : " C'est ma plus belle pièce ! Un Mannlicher-Carcano modèle 1938! Un fusil superbe, monsieur." me susurre-t-il, les yeux brillants. J'ai bien du mal à définir la limite, certes assez floue, qui sépare cette intervention poignante du ridicule. Toutefois, j'inspecte tout de même ce soit disant chef-d'œuvre de l'armurerie. Je ne lui trouve de rien de vraiment particulier, mais voyant le temps défiler du coin de l'œil dans l'horloge du magasin, je me décide promptement à l'acheter. Je règle la note en petites coupures pour ne pas laisser de traces. Ce cher tenancier a soudainement une délicate attention : " Vous voulez sans doute un petit quelque chose pour emballer votre achat ? Vous allez sûrement être ennuyé avec ça dans la rue. Et si c'est pour offrir, je peux vous faire un bien joli paquet cadeau ". J'accepte cette proposition de bon cœur.
      Je ressors donc du magasin, l'air de rien, sifflotant avec nonchalance, mon paquet cadeau sous le bras. Je tends l'oreille, et entends des bruits sourds se rapprocher petit à petit de moi. Je me retourne subitement et vois un groupe d'une dizaine de personnes accourant vers moi, ou tout du moins rejoignant les autres bougres amassés devant mon immeuble. Ils passent à toute vitesse à côté de moi, sans un seul regard, mais avec tout de même une recommandation :
" Tu ferais mieux de te dépêcher si tu veux voir quelque chose ! ".
Voir qui ? Voir quoi ? Et où ? Et quand ? Et comment ? Trop de questions sans réponses qui commencent sérieusement m'horripiler. Mais je dois rester concentré et ne pas perdre de vue ma mission première : l'anéantissement de ces choses à plumes. J'attendrai demain matin pour prendre connaissance de l'évènement tant attendu par la population, aussi curieux et mystérieux qu'il soit, lorsque les journalistes le raconteront en première page de mon journal quotidien, livré chaque jour dans ma boîte aux lettres.
      Tout en poursuivant mon chemin, je reproduis plusieurs fois d'affilées dans ma tête l'organisation à suivre lorsque j'arriverai chez moi : se cacher, fenêtre, pain, tir, se cacher, fenêtre, pain, tir, se cacher, fenêtre, pain, tir, se cacher, fenêtre, pain, tir…
      C'est bon, je pense avoir bien mémorisé mon plan d'action, et heureusement puisque j'arrive à mon immeuble. Cette fois-ci, je me fais discret, et passe derrière le dos de l'homme fort agréable de tout à l'heure, par crainte qu'il doive encore " sécuriser le périmètre ". J'atteins enfin la porte d'entrée, sans trop d'encombres, et entre dans le hall. Je me dirige tout d'abord vers les boîtes aux lettres, étant donné que ce matin, j'ai omis de récupérer mon courrier.
Je parcours d'un regard ennuyé les nombreuses rangées de boîtes aux lettres ; après deux ans , j'ai toujours du mal à trouver la mienne. Mme Miller, Mr Bigot, Mlle Stewart, Mr Clooney… Ah, Mr Oswald! Me voilà! Je récupère distraitement mon courrier, car la frénésie commence petit à petit à me gagner. Le début d'une ère nouvelle, sans pigeon, est proche ! Je m'élance dans les escaliers, mon " paquet cadeau " et mon courrier sous le bras, et les monte deux à deux, jusqu'au sixième étage. En comptant douze marches par étage, multipliées par six, ça nous donne soixante-douze marches gravies en moins de deux minutes. Je penserai à passer un coup de fil aux membres du Guinness World Record, après ma mission accomplie, pour leur faire part de mon exploit.
      J'introduis maladroitement ma clé dans ma serrure, et ouvre ma porte d'entrée à grande volée. Et là, à peine entré dans mon appartement, que vois-je ? Un pigeon qui se pavane sur le bord de ma fenêtre ! Ah, mais c'est qu'il me nargue ce vaurien ! Mais rira bien qui rira le dernier, attends voir ce qu'il va t'arriver ! Il ne me fera pas perdre ma concentration, mon plan restera tel que je l'ai conçu, je ne dois pas perdre le nord. Se cacher, fenêtre, pain, tir, se cacher, fenêtre, pain, tir, se cacher, fenêtre, pain, tir…
      J'envoie valser ma pile de courrier sur mon canapé, et lorgne une fois de plus sur ma montre : 12h15. Je dois me hâter, mon premier tir est prévu pour 12h30. Je file dans ma chambre chercher une quantité considérable de livres, pour me permettre de me cacher derrière eux afin qu'on ne puisse pas me repérer. Après cinq aller-retour de ma chambre jusqu'au salon, je suis enfin parvenu à dresser un amoncellement de livres assez haut pour me camoufler. J'entends la foule dehors devenir de plus en plus bruyante, mais je n'y prête guère attention. Je fonce en direction de ma cuisine et empoigne le pain acheté au préalable hier. Il ne me reste plus qu'à sortir mon fusil de son emballage, puis à le recharger, et je serai opérationnel. Je m'empare alors du " paquet cadeau ", le déchire vivement, sors le fusil, le recharge, cours à ma fenêtre, l'ouvre, émiette le pain sur le rebord, m'accroupis, me poste derrière les livres et regarde l'heure : 12h27. La tension commence à monter. Le bruit assourdissant de la rue ne fait qu'amplifier mon stress. Je me demande vraiment ce qui peut bien provoquer une cohue pareille.
Mais je dois rester focalisé sur ces saletés de pigeon…
Justement, en voilà un! aha! Il n'a pas su résister à la tentation du pain.
Il va le regretter! Je place mon œil sur le viseur, retiens ma respiration, et tire une première fois, puis une deuxième. Mince ! Je l'ai loupé! Je ne suis pas habitué aux armes, j'aurais du m'entrainer avant, quel idiot !
      Le pigeon, quant à lui, s'est envolé. Mais je ne le laisserai pas s'échapper si facilement. Je me lève, et sors de ma cachette. Tant pis si l'on me voit, je dois à tout prix réussir ce que j'ai entrepris. Je me place alors devant ma fenêtre, mon arme pointée vers le bas, vers ma rue. Où peut-il bien être ce maudit pigeon ? Je l'aurai, je me débarrasserai de cette espèce ! Je commence à bouillir de colère, je n'avais jamais éprouvé un sentiment si intense auparavant. Tout d'un coup, je discerne une clameur qui monte de la foule assemblée dans ma rue, et un tonnerre d'applaudissements se fait entendre. J'aperçois au loin une voiture roulant à faible vitesse, décapotée, précédée par deux motards, avec à l'intérieur de celle-ci, deux personnes saluant la foule. Du haut de mon immeuble, je ne parviens pas à les identifier, cependant j'arrive à distinguer un habit qui semblerait être rose, mais c'est sans grande importance. Mon regard demeure fixé sur cette voiture, lorsque soudain, je repère le pigeon ! Ce même pigeon que j'ai manqué il y a quelques instants. Je le reconnaitrai entre mille. Il volète ça et là autour du cortège, se posant quelques fois sur un arbre, sur un lampadaire, ou même sur la décapotable. Cette fois-ci, c'est sûr, je vais l'atteindre. Je recharge mon arme, et m'apprête à viser. L'infamie volante, elle, se prélasse autour de la Lincoln Continental. Je ne dois pas le manquer, je dois débarrasser cette ville de ces immondices ! Une fois cette action accomplie, je cesserai enfin d'être hanté par ces oiseaux de malheur, et vivrai plus heureux et plus serein.
Je me place donc en position de tir, l'œil aux aguets, le doigt sur la détente. Je calque le mouvement du pigeon avec mon viseur, toujours placé judicieusement sur sa tête, histoire de l'avoir du premier coup.
      Je suis prêt. J'appuie sur la détente. Une déflagration. Puis des cris. Je jette un rapide coup d'œil en bas, et remarque que le pigeon est toujours vivant, vif et vigoureux. Ce n'est pas possible ! J'étais persuadé d'avoir bien placé mon viseur. Une rage folle s'empare de moi.
Je réarme alors, me remets en position de tir, et cette fois ci, je le jure, j'atteindrai ma cible !
      J'appuie sur la détente. Une déflagration. Puis des cris. Des hurlements. Je sens alors une angoisse m'envahir. Je me penche avec hésitation par dessus ma fenêtre, et observe ce qui se passe dans ma rue.
      Je vois une femme, habillée d'une robe rose, qui se lève de son siège, d'un air épouvanté, et tente d'attraper la main d'un homme en s'appuyant sur le hayon de la voiture. Je vois des hommes courir après la voiture. Je vois la foule terrorisée. Je vois des personnes caméra à la main, stupéfaites. Je vois le pigeon. Je vois du sang. Et je vois un homme, mort.
      Une terreur implacable s'empare de moi. Je me retourne, et cours jusqu'à mon canapé, là où j'ai déposé mon courrier quelque temps plus tôt. J'empoigne la pile de lettres, de factures, et autres choses insignifiantes, et les jette à l'autre bout du salon. Sur mon canapé, il ne reste plus que mon journal, où les journalistes racontent avec brio ce qui s'est passé la veille en première page et où ils rappellent les grands évènements de la journée, livré quotidiennement dans ma boîte aux lettres. Je le saisis brusquement, et d'une main tremblante, le retourne. Sur la première page, en gros titre, est écrit : " Aujourd'hui, le président Kennedy effectuera un passage dans notre ville, en vue de sa tournée électorale ".
Mon Dieu, je crois bien que j'ai tué le président.



Chloé RODDIER