Pour
elle
La porte vient de claquer. Il est 6h32. Trop tard, t'es réveillé
Damien. Un mot sur la table de la cuisine : " Damien & Sacha,
comme prévu, on ne vous a pas réveillés ce matin
pour vous dire au revoir, alors papa et moi vous faisons de gros baisers.
Vous allez nous manquer, mes chéris ! À la semaine prochaine
! Maman. P.S. : Damien, prends soin de ta soeur, pense qu'elle aussi a
des devoirs à faire, et pas de fête hein ! " Comme si
j'étais du genre à faire des fêtes. Bref, dans le
genre départ discret, on repassera. Je ne sais pas comment Sacha
a réussi à rester endormie avec papa qui crie à travers
la cour qu'ils vont réussir à être en retard et le
chien qui n'arrête pas de couiner. Saleté de bichon.
Je dors debout. Je savais que j'aurais
dû me recoucher tout à l'heure. Un portable sonne. Mon portable
sonne ! APPEL ENTRANT : JOSIANE. Elle n'appelle jamais et elle arrive
à me déranger quand je suis dans l'amphi. Ça y est,
une centaine de regards noirs sont dirigés vers moi, dont celui
de l'orateur. Autant sortir et rappeler l'autre.
" Allo, Damien ?
Mais tu veux vraiment me faire foirer mes études ou quoi ?! Pourquoi
t'appelles ?
Damien, tu parles autrement à ta grand-mère ! Pour le peu
qu'on se parle...
La faute à qui ? Viens-en au but, j'étais en cours tu vois
!
Je signalerai au ronchon que j'ai quelque chose de grave à lui
dire ! Écoute... Tu sais, tes parents allaient à Roissy
aujourd'hui... Un camion de livraison s'est renversé juste devant
eux, tu sais comment conduit ton père, il devait le coller... Damien...
Tes parents sont décédés ce matin. "
Vide. Je suis vide. Pourquoi ? Pourquoi maintenant ? Et comment ?
Sacha...
Pauvre Sacha, elle qui était
contente de me voir au collège. Et son visage. Complètement
décomposé, son visage, comme le mien il y a quelques heures
sans doute, si ce n'est que le sien était plein de larmes, accompagnées
de cris de douleur. La maison était bien vide elle aussi. On ne
voit plus les choses sous le même angle quand on sait que rien ne
pourra être comme avant. Moi qui croyais que cette semaine allait
être synonyme d'accès illimité à la télé
et aux pizzas.
Josiane s'occupe de Sacha. Je te plains, petite soeur. Je ne comprends
rien à tout ce que me dit ce notaire. J'ai juste compris que pour
que je m'occupe de la petite, enfin que je dispose d'aides et qu'elle
ne soit pas placée, il faut que j'aie de l'argent, que je travaille.
De toute manière, j'ai trop de mal à rattraper les cours,
Josiane va être contente
d'apprendre que j'arrête de perdre mon temps dans des études
que je " ne réussirai jamais ".
Les multiples boulots se sont enchaînés.
Du Buffalo Grill à la remise en rayons des supermarchés,
j'avais atterri au Mc Do, le seul qui me proposait un CDI. Moi qui rembarrais
toujours papa quand il me disait que c'était plus difficile que
je ne le croyais de trouver où bosser. M'enfin, je fais avec l'odeur
d'huile et avec ce patron détestable qui avait surtout besoin d'un
nettoyeur de chiottes. Et après, ça parle hygiène
irréprochable des cuisines, même quand ça y passe
avec la clope au bec. Moi, du moment que je fais vivre Sacha comme il
faut, ça me va.
Peu à peu, je m'y suis attaché,
à ce travail, à l'ambiance, et aux collègues. Ce
que je préférais, c'était les caisses. Le contact
avec les clients. J'aurais sûrement réussi à être
médecin. De plus, je m'étais fait de nouvelles connaissances,
ici. La plupart des jeunes qui travaillent avec moi sont là pour
se payer leur appart ou leurs études, moi j'étais là
pour celles de ma soeur. En parlant d'études, ce visage là-bas
me dit quelque chose...
" Bon appétit ! Suivant s'il vous plaît ! Votre commande
sera ?
Damien ?
Cette voix résonna dans ma tête, c'était elle :
Lilas ! Ça faisait longtemps !
Oui, longtemps... Tu vas comment ?
Oh, ça va bien. Ça t'ennuie si je te rejoins à ta
table ? Dans dix minutes j'ai une pause.
Non, pas de problème. Je suis avec Raph', ça te dérange
?
Non non, alors, cette commande ? "
En fait, ça m'ennuyait ferme
qu'il soit là, lui. Raphaël. Jamais eu d'atomes crochus avec
ce type on va dire. Mais bon, il y avait Lilas. Elle avait toujours sur
elle cette éternelle odeur de fleur fraîche et cette coupe,
je n'ai jamais compris la mystérieuse façon dont elle tenait
sur sa tête, bien que Lilas ait tenté une bonne dizaine de
fois de me l'expliquer. Je devais plus être concentré sur
sa nuque et la cambrure de ses hanches dans ces moments-là. Les
retrouvailles n'ont pas duré longtemps. Lorsque Raph' a embrassé
Lilas avant de se diriger vers les toilettes, j'ai bizarrement eu envie
de retourner aux caisses : " Ah, vous êtes ensemble ? "
Et dire que je vais devoir passer nettoyer derrière l'autre après.
C'est la dernière fois que
j'ai vu Lilas. Je l'aimais, elle et sa coiffure excentrique. Et son parfum...
On était bien loin de l'odeur des frites. Sacha me le fait remarquer
chaque soir. J'ai l'impression qu'elle me méprise de plus en plus.
Elle doit me prendre pour un raté, à vrai dire. Quand on
a quinze ans et un frère qui travaille au Mc Do, c'est forcément
un naze. Enfin elle est bien contente quand ses copines se ramènent
par demi-douzaines pour dormir. Mais ça, ce n'est rien. Ma tête
devait être bonne à voir le jour où elle a ramené
son copain. Si c'était pas un minable, lui ! En tout cas, quand
il a fallu réviser le brevet, c'est pas à l'autre qu'elle
a demandé. En même temps, maman m'avait chargé, moi
et moi seul, de l'aider pour ses devoirs. Et puis, quand elle a eu les
résultats, c'est pas avec lui qu'elle a été faire
péter le champagne. En même temps, sur une tombe, je comprends
que ce soit un peu glauque, mais elle semble heureuse.
Un beau sourire restait plaqué
sur son visage. Elle me cachait quelque chose, il était trop sournois,
ce rictus, je la connais.
" Damien, je peux te dire quelque chose ? "
On regardait la pierre tombale où trônaient les noms de nos
parents en lettres dorées.
" Je savais que tu ruminais quelque chose. T'as fait quoi encore
?
Ça y est, direct, tu crois que j'ai fait quelque chose !
Ben quoi ? C'est ton copain qui t'embête alors ?
J'suis plus avec lui d'abord ! Tu peux pas écouter deux secondes
ce que j'ai à dire ?
Oui, si, pardon. Vas-y !
Damien, je veux être médecin plus tard, comme toi. "
Je crois que c'est le plus gros
coup de massue que je me prends par ma propre soeur. Je me suis battu
pour elle ces quatre dernières années, et je suis à
la limite de le regretter. Pourquoi veut-elle prendre ce chemin ? Il m'était
destiné, elle le sait parfaitement. J'ai peine à croire
que je suis jaloux de Sacha. Comment puis-je être heureux pour elle
alors qu'elle me balance tout ça en pleine face, comme si elle
le faisait exprès. Je lui ai tout sacrifié depuis la mort
des parents. Les parents... Papa me ferait passer un mauvais quart d'heure
pour ce que je suis en train de dire, et maman me ferait une fois de plus
la morale. Est-ce si inhumain de détester sa soeur dans un tel
moment ?
Des larmes coulent lentement sur
ses joues roses. Faites que je n'aie pas pensé à voix haute...
" Tu penses vraiment ce que tu dis, Damien ?
Non ! Enfin si ! Écoute Sacha, tu m'annonces comme ça que
tu veux faire ce que j'aimais et ce que j'ai abandonné pour toi.
Je t'envie simplement. Je voudrais être à ta place.
Je ne voulais pas te blesser, tu sais...
Ce n'est rien, laisse tomber.
Okay. Tu sais, je peux encore changer d'avis, j'ai le temps, non ?
Si ça te plaît, je vois pas pourquoi tu passerais à
côté.
Oui, si tu le dis... Et Lilas, tu l'as revue ?
Oui, elle venait manger avec Raphaël. Je lui ai à peine parlé,
je travaillais.
Vu ta tête, elle sort avec Raphaël. Tu sais, je ne l'ai jamais
aimée, Lilas, elle est bizarre je trouve. Elle s'est servie de
toi, enfin a profité que tu sois à ses pieds. T'es un peu
bête, mon pauvre frère. "
Et je me prends des leçons d'une gamine en plus. Je savais parfaitement
que Lilas se foutait de moi, pas besoin de me le rappeler.
" Tu verras quand tu seras amoureuse, toi ! C'est pas si facile de
ne pas se laisser faire, c'est ce qui est bien après tout. T'as
encore plein de choses à apprendre, mademoiselle je-sais-tout !
Je verrai bien. "
Un long silence s'installa entre
nous. Il faisait incroyablement chaud en ce mois de juillet, mais elle
n'avait pas l'air d'avoir l'intention de bouger. D'un coup, elle se jeta
contre mon torse et m'enlaça la taille.
" Merci Damien.
Et de quoi ?
Merci pour tout. "
Maud ORDENER
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