Trop

 

Le réveil sonne. Nouvelle journée, nouvelles épreuves, les dernières. Et oui demain je ne vivrai plus ici, dans cet unique lieu où je me sens protégée, à l'abri des regards, entourée de mes proches. Mes proches ! Ils sont en vérité si loin de moi, si je pars c'est à cause d'eux, je vois bien qu'ils ont honte, ils me rejettent, me poussent vers cet asile, vers la surveillance constante…Mais pourquoi ? Certes je suis différente, dans la forme, mais rien de grave, quelques kilos, vraiment rien d'inquiétant ! Je ne les comprends pas ! Eux et tous ces passants, ces professeurs, ces chauffeurs et contrôleurs, vendeurs, ces " amis ", ces connaissances et ces inconnus qui me détaillent, me dévisagent, me déshabillent…qu'on arrête ! Je ne suis pas un monstre ! L'épreuve du jean. Encore je le sens me serrer, voilà la cause de tout. Petit déjeuner, j'ai peur. Là où ils m'envoient, là où ils m'internent, tel un schizophrène, tel un bipolaire, même à cet instant, surtout à celui-ci je serai surveillée ! Mes yeux sont maquillés, le foulard est noué, les baskets lacées, plus rien ne me retient. Allons ouvre la porte …oh ma bouteille d'eau, petite chérie je ne t'oublie pas ! Et dire que ce matin est le dernier ! C'est étrange, non ? On passe des années à répéter inlassablement le même rituel matinal, sans y prêter attention, mécaniquement, et quand il va prendre fin on réalise à quel point c'est important ! Un vrai repère ! Après tout cette messe, c'est l'éveil de l'âme avec pour déclencheur spirituel un minuteur à affichage digital …Me voilà face au bus, je monte ... Et là pleuvent sur moi tels les compliments sur la fantasque plastique d'un mannequin, les yeux curieux, dérangeants, presque haineux. J'en suis encore choquée, vraiment je suis bien faible, mon petit cœur pourrait maintenant y être habitué ... Je ne m'assois pas, jamais …peur des réflexions...et ce jean qui me serre…Me voici à nouveau dans le froid, après tout cela ne change rien, ma peau n'a de cesse d'être pareil à la glace, gelée …Je me rapproche du lycée, la tension monte …Particulière encore cette émotion, vous ne pensez pas ? Une fille, une adolescente, ne devrait être que ravie de retrouver ce lieu de bavardages, de plaisanteries entre amis, ce lieu d'échanges et de copies …une adolescente " normale " oui certes, mais moi vous savez vos jugements muets m'oppressent, vraiment le lycée, c'est un petit enfer qui me vient de vos expressions…Dernière cigarette et la sonnerie retentit. Je retrouve mes " amies ", celles avec qui interminablement je discutais. Oui j'emploie le passé car ce temps est révolu. Aujourd'hui mon corps est là, chaque pas m'entraîne vers mon cours de français, vers Musset, la poésie, le roman, vers le bac que je ne passerai peut être pas …tout dépend de ce que penseront les responsables de ce centre … Mon esprit, lui, est emprisonné dans ce jean, ailleurs. Le cours commence, tout se déroule habituellement. Je ne parle plus. Avant, sans cesse je répondais, j'étais bonne élève, certaines me jugeaient même brillante. Que c'est dommage n'est ce pas cette jeune fille si charmante enfermée dans un pareil mutisme, il faut qu'elle se reprenne, elle gâche ses capacités et son avenir se joue ici… Un conseil : ne jamais laissé traîner ses oreilles quand on parle de vous, les jugements blessent, leur vérité terrasse. Si je suis muette c'est que mes idées vagabondent, enfin surtout vers ce jean, toujours trop petit …

Fin du cours. J'annonce à mon professeur que je serai absente pour une durée encore inconnue. Sourire compatissant, triste peut être… " Soignez-vous bien " … Il me pense donc malade ! Quand on ne rentre pas dans le moule des silhouettes idéales on est donc considéré comme souffrant … Je ne suis pas malade ! Faible certes, mais la fatigue maintenant ne me quitte plus. La matinée défile, midi... Le cauchemar va commencer. Dans la file déjà on m'observe, on m'épie. L'attente est longue, pour moi interminable. Je sens les regards de tous ces élèves, garçons et filles, me déshabiller. Ils glissent sous mon pull, s'infiltrent par delà mon ultime protection de coton et là, ils tapotent, évaluent, frappent ma poitrine, mon ventre que je sens si rond, mou, flasque. Il me gêne ce tronc, loin de toute fermeté, de tout idéal… Dans mon jean leurs yeux ne passent pas, pas assez d'espace libre. Mes choix sont évalués, que mange-t-elle ? Croit-elle donc que cela est bon dans sa situation ? Enfin assise, mais là encore le contrôle continue. Cette fois ci les juges sont mes " amies ". Discrètement elles notent, je le vois. Oh elle pose sa fourchette, elle mâche doucement, encore… elle a avalé, va-t-elle s'arrêter ? J'ai fini, je les attends. Elles rient, parlent de garçons, futurs amours, futurs pleurs, futures haines. Dernière traversée de cet espace maudit, et au bout la lumière, le parc. Encore une cigarette. Plus qu'une heure de maths. Même la voix entraînante de l'adulte qui travaille ne m'atteint pas. C'est vraiment fini, dernière heure et demain le centre, l'inconnu, la prison et les regards démultipliés. Comme j'aimerai être seule, dormir, et marcher, isolée. Peu importe le lieu s'il est solitaire. Voilà, le bruit strident m'a ramené au monde. Derniers baisers avant des mois, quelques larmes. Elles sont tristes mais ce sont leurs regards qui m'éloignent d'elles ! Elles se consolent, me disent que ce sera bien là bas, que j'en ressortirai magnifique…Je ne me trouve pas si laide, épaisse, pas monstrueuse…Ma mère est passée me chercher, aujourd'hui elle a pris sa journée. Le trajet est silencieux. Je vois bien quelle se sent coupable, elle cherche ses erreurs, ce qu'elle aurait dû faire. Rien. Je l'aime ma mère, elle est
forte. Elle porte à bout de bras toute ma famille ; les hommes, eux, sont d'éternels enfants. Ils jouent avec tout, avec les sentiments, la quiétude. Ils ignorent que chaque acte a sa conséquence, que chaque mot peut avoir un double sens. Enfin peut être que c'est nous, femmes, qui analysons ce qui ne doit pas l'être… Je l'ai déçue je crois, ma mère, elle aurait voulu une fille splendide... je ne le suis pas … mon jean me serre encore plus. Je range ma chambre, tout est propre. J'aime l'ordre, il m'apaise. Je ferme ma valise, ajoute ma brosse à dent, et vérifie que ma trousse à maquillage est bien là. C'est comme une arme cette trousse, grâce à elle je deviens autre, elle me pare d'une petite armure. Dernier repas, je n'avale rien. Cela les étonne, je suis encore surprenante. Je ne dors pas, je n'y arrive pas. Sous chacune de mes paupières se terrent des images monstrueuses de geôles et de gardiens, de torture, de réfectoire, de nourriture et de regards…J'ai si peu dormi, on m'entraîne dans la voiture, mes larmes n'y changent rien. Quelques heures de route, je ne fais rien, je ne pense à rien, un peu seulement à certains regards qui restent dans ma tête, ils semblent s'y être installés définitivement …trop méchants, trop inappropriée, trop extrêmes peut être.

C'est plutôt mignon ici. Un modeste château, un petit parc, vraiment, une maison de repos, un asile, un enfer aux apparences superbes. Les graviers de l'allée principale crissent sous mes pieds, mes proches si lointains sont là, à nous tous le crissement se mue en orage. Le hall est propre, blanc, l'odeur entêtante trahit tout, c'est l'éther, c'est l'hôpital, maintenant plus de mensonges possibles…La secrétaire est agréable, un petit grain de beauté…mon jean me serre…Elle ne me regarde pas…Est-ce pire que le reproche, l'indifférence ? On me montre ma chambre, individuelle bien sûr, la télé ? Non. Un lit, un chevet, une armoire voilà …On passe son temps en commun ici, tu sais ...Ah, splendide…Je ne suis pas misanthrope, mais j'aimerai vivre uniquement avec des aveugles, les apparences avec eux, je pense, n'ont pas la même importance. Les critères doivent être autres, j'aimerais les connaître. Mes " proches " semblent soulagés, ça y est ils sont débarrassés, le monstre est enfermé, ils n'auront plus honte. Je sortirai un jour d'ici, de cette thérapie, semblable aux filles de magazines. On m'embrasse, on passera me voir, je fais des sourires, je dis que tout est parfait, je veux qu'ils partent, mes juges, mes procureurs, mes bourreaux. Je suis si lasse ! Dernier regard à ma mère, la pauvre pleure, sois sans craintes, mon corps va changer. La fatigue est aujourd'hui encore plus grande, cet état qui jamais ne me quitte, que je ne peux semer, ici il s'accroît …

Me voilà seule. C'est propre, c'est rangé, plus, aseptisé. J'investis les armoires, mes quelques vêtements les colonisent. J'en ai peu, je n'aime pas en acheter, je n'aime plus. Mon corps n'est plus à l'aise dans la nouveauté, il n'est en réalité plus à l'aise nulle part. Les livres sur la
table de chevet, tout est en place. Il n'y a pas de liens avec l'extérieur, pas de téléphone, surtout pas internet. Oui voyons ça mettrait un frein au progrès de la cure, le malade, l'interné doit être concentré uniquement sur le but à atteindre … On frappe. Sans attendre de réponse, une dame entre. Elle est menue elle, brune, grande. Elle a des yeux félins. Verts et perçants, quelque chose en eux me dérangent, quoi, je ne sais pas… Mme Pauline, voilà comment elle souhaite que je l'appelle. Ensemble nous allons me guérir. Mais je ne suis pas malade. Silence. Elle semble déçue comme si mon objection lui rajoutait du travail. Elle m'interroge sur mes loisirs. La lecture, le sport, oui le sport, et le rien. Interrogation. Oui, le vide, ne penser à nulle chose, n'animer son corps d'aucune action. Silence encore. " Maintenant Célia suis moi, nous allons faire quelques rapides examens. " Oh c'est vrai, je ne vous avais pas encore dit mon nom, l'apprendre d'un second rôle, vraiment ce n'est pas l' idéal. De quelle incorrection fais-je preuve ! Célia Michaud, enchantée. Mon prénom est beau, non ? Original, chantant je trouve. Allez je continue, j'ai dix-sept ans. L'enfance est finie, l'âge adulte loin encore. Plus d'innocence mais pas de responsabilités. L'âge du rien. Je suis petite, pas plus mignonne que d'autres pour autant. J'étais brillante, je ne suis plus qu'une pensée : maigrir pour que ce jean ne me serre plus, pour qu'on ne me regarde plus.

Disparaître.

Les couloirs sont larges, blancs, ne semblent jamais prendre fin. Multiplication de portes. Une nous arrête : salles de contrôles journaliers. Journaliers. Je ne serais donc en paix aucune matinée. Le félin entre, je le suis. La pièce est petite, carrée, parfaitement géométrique. Pas de
fenêtre, de la peinture jaune. On étouffe. Un bureau, un fauteuil, une chaise en face, au mur la pyramide alimentaire et des schémas corporels. Une balance. Sophistiquée, aux lignes épurées, efficace. Infernale." Bien, nous allons pour commencer te mesurer, puis te peser. Il le faut. Il faut que nous partions sur des chiffres sûrs, de bonnes bases. "Elle me dit qu'elle sait que cela représente une épreuve pour moi. Elle me regarde. Ses yeux…l'étrangeté … c'est qu'ils ne jugent pas… un mètre cinquante huit, je vous avais prévenus, vraiment pas grande. Je me déshabille. Et le monstre me regarde, il est froid, il est mon juge, mon bourreau. Devant lui j'ai peur, je tremble. Cette balance infernale va me dire ce que je sais déjà. Trop, toujours trop. Mon poids énorme, irrationnel. Voilà pourquoi des regards haineux sans cesse me frappent. Car oui, je vous l'avoue, c'est trop, morbide presque. Je monte. Tétanisée je n'ose pas regarder. Je vais défaillir. " Mme Pauline ? "

" Trente-deux ". Trop.

Camélias

Margaux GAILLARD