Les   Nymphéas d'un critique: Roger Marx

Vous écoutez Claire de Lune de Claude Debussy Sequence ©  Rober tS- Finley  by permission.   Original from the Classical MIDI Archives

[…] Tout de suite une volonté neuve s'indique ; M. Claude Monet entend abolir le décor terrestre qui fermait l'horizon, arrêtait et « calait » la composition ; il déplace son poste d'observation ; la rive recule pour bientôt s'effacer ; on l'aperçoit à peine, au sommet des premiers tableaux : étroite bande de terre, elle ceint de verdure la coupe sombre que les massifs flottants rayent de moirures diaprées… Plus de terre, plus de ciel, plus de borne maintenant ; sans réserve l'onde dormante et fertile couvre le champ de la toile ; la lumière s'épanche, joue gaiement à sa surface que jonchent des feuillages vert-de-grisés ; les nénuphars en surgissent et, superbes, ils érigent vers le ciel leurs corolles blanches, roses, jaunes ou bleues, avides d'air et de soleil. Ici le peintre s'est délibérément soustrait à la tutelle de la tradition occidentale ; il ne cherche pas les lignes qui pyramident ou qui concentrent le regard sur un point unique ; le caractère de ce qui est fixe, immuable, lui semble contradictoire avec le principe même de la fluidité ; il veut l'attention diffuse et partout répandue ; il se juge libre de faire évoluer, selon son point de vue, les jardinets de son archipel, de les localiser à droite, à gauche, en haut ou en bas de la toile ; à ce compte, dans la sertissure obligatoire de leurs cadres, ces représentations « excentrées » font songer à quelque clair foukousa* capricieusement nuagé de bouquets que soudain l'ourlet interrompt et coupe en leur milieu.

Le parti de M. Claude Monet se fortifie et tend à justifier davantage le sous-titre de Paysages d'eau attribué à cette « série ». Nous imaginions les rives pour toujours enfuies et l'inspiration du peintre confinée dans un étroit domaine. Non point. A l'évidence de la réalité suppléera la magie évocatrice du reflet ; c'est lui qui va rappeler les bords disparus ; voici de nouveau, invertis et tremblants, les peupliers, les grands saules aux ramures éplorées, et voici, entre les arbres, l'éclaircie, l'allée de lumière où brille la nue teintée d'or et de pourpre ; les feux de l'aurore et du crépuscule embrasent la glace transparente, et tel est l'éclat de ces lueurs d'apothéose que leur réverbération laisse d'abord mal distinguer les humbles plantes perdues dans l'ombre qui s'allonge sur le miroir des eaux.

En dehors de ces instants qui parent la nature de magnificence, il en est d'autres qui ont leur poésie, moins héroïque peut-être, mais plus durable et grandement suggestive. Je veux parler de ces heures qui marquent, pendant l'été, le milieu du jour ; leur charme répudie la violence des contrastes ; tout y est langueur harmonieuse et douce volupté, l'âme s'y délasse dans le bienfait de la songerie.

Ces après-midi bénéficient d'une profusion d'éblouissante lumière, d'un poudroiement de clartés irisées ; le rayon se volatilise, les contours s'émoussent, les éléments pénètrent et se confondent. Au plus fort de la chaleur, dans le voisinage des étangs la nature semble flotter dans l'air humide, s'évanouir et seconder le jeu des interprétations imaginaires ; ce sont ces mirages, transposés dans le mode mineur de colorations bleuâtres et cendrées, que réfléchit le bassin aux nymphéas ; il est maintenant pareil à une nappe d'azur tendre ; des taches de pâle écume verte le marbrent, çà et là constellées par l'éclair d'une topaze, d'un rubis, d'un saphir, ou la nacre d'une perle.

Sous le voile léger d'un brouillard d'argent, à travers l'encens des molles vapeurs.

…L'indécis au précis se joint,

La certitude devient conjecture, et l'énigme du mystère ouvre à l'esprit le monde de l'illusion et l'infini du rêve.[…]

Voir d'autres Nymphéas (les Nuages; Collection privée)

 Roger Marx, ARTICLE PARU DANS LA GAZETTE DES BEAUX ARTS  JUIN 1909

 

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