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Semaine de la langue française
14-24 mars 2008

Les mots migrateurs


    La Convention adoptée par l'Unesco en octobre 2005 affirme que la diversité des expressions culturelles est une caractéristique inhérente à l'humanité, un ressort fondamental du développement durable, indispensable à la paix et à la pleine réalisation des droits de l'homme. Elle rappelle aussi que la diversité linguistique est un élément fondamental de la diversité culturelle.

    En 2007, la Semaine de la langue française s'empare de ces thèmes et montre le français parmi les langues du monde, l'apport des langues du monde à la construction du français.

    Une culture ne vit pas en vase clos, ce n'est pas un composé stable ou chimiquement pur. C'est un jeu constant de forces, un système de contacts et d'échanges, le libre mouvement d'expressions contradictoires, une tension permanente.

    L'histoire culturelle de l'humanité toute entière est faite d'échanges, tantôt violents, tantôt pacifiques : conflit et dialogue. Isolée de tout contact, une société serait condamnée à l'immobilité, à l'éternelle répétition du même dans le présent permanent du mythe, en dehors de l'Histoire.

    On parle plusieurs milliers de langues aujourd'hui dans le monde. Et il se pourrait que, dès les origines, l'humanité ait été plurilingue : l'aptitude au langage qui caractérise notre espèce n'a peut-être évolué en langues articulées qu'après la dispersion du premier groupe humain à la surface de la terre. Dans ce cas, le processus de formation des langues s'est déroulé en un grand nombre de lieux différents.

    Selon cette hypothèse, dès le départ de l'aventure humaine, donc, si l'espèce est une, les langues sont plusieurs. Et dès le départ elles reflètent les rapports des hommes entre eux, de façon archétypale. On voit les langues investir de nouveaux territoires, perdre du terrain, se substituer à d'autres, subir néanmoins leur influence, pratiquer l'accueil et l'intégration de termes étrangers et, en sens inverse, l'essaimage lexical, l'exportation de traits morphologiques ou syntaxiques. Toutes les catégories du rapport à l'autre se donnent à lire dans l'histoire des langues.

    Sept des dix mots 2007 sont des emprunts du français à d'autres langues. Les trois autres, " passe-partout ", mètre et chic, sont des mots que l'on retrouve dans de nombreuses langues étrangères. Ce choix marque la volonté de montrer le français dans la réalité de son fonctionnement. Il s'agit de favoriser la reconnaissance de la langue commune comme pluralité interne et comme construction historique, non comme nature, essence, ou " génie ".

    Toutes les langues sont impures, mélangées, métèques. Comme les autres, au cours de son histoire le français s'est composé de matériaux de multiples provenances. A l'origine de la langue, avant qu'on puisse parler de français, le fonds latin importé a incorporé des mots pris au gaulois dont il prenait la place. Ils désignent des réalités du monde rural, des oiseaux, des végétaux inconnus du latin, caractéristiques des régions où il s'implantait : chêne, bouleau, alouette, char, bec, charrue, soc, sillon, glaner, etc.

    A partir du Vème siècle, ce latin enrichi de gaulois, en train de se transformer en français par évolution phonétique, va connaitre d'autres transformations par l'arrivée de peuples germaniques aux langues desquels il emprunte massivement, à commencer par son nom, du terme frank qui signifie libre en francique. L'apport germanique est considérable, et aurait pu prévaloir sur le fonds latin. Sur les mille mots les plus fréquents du français élémentaire (liste établie dans les années 50), plus de 30 formes sont d'origine francique ou plus généralement germanique : franc, trop, marcher, (re)garder, guerre, bout, gars (et garçon), marquer, gagner, gare, anglais, tas, blanc, jardin, (dé)brouiller, début, colle, (ar)ranger, gêner, bord, bâtiment, bleu, riche, engager, danser, équipe, allemand, attraper, gauche, frapper, loge(r), taper.

    On le voit à ces exemples, les mots d'emprunt ancien ne se distinguent plus aujourd'hui des mots issus du latin (au moment du passage, marcher était markôn, guerre werra, gagner waidanjan, bleu blao). Assimilés phonétiquement et à tous égards, ils s'amalgament rapidement au fonds propre de la langue. Le même phénomène se produit évidemment dans l'autre sens : champán, volován et cruasán sont parfaitement intégrés à l'espagnol, et on a du mal à déceler aujourd'hui le français couvre-feu sous l'anglais curfew, la langue sous le slang, ou les asphodèles devenues daffodils.

    Les mots qui font l'aller-retour, qui " retournent à l'envoyeur " après lui avoir été empruntés, méritent une mention spéciale, comme emblématiques de la complexité des relations entre les langues, entre les hommes. Du français à l'anglais et retour, on peut citer bacon, qu'il est permis de ne pas prononcer bécone, ou toast, que Littré enregistre encore sous sa forme toste (" proposition de boire à la santé de quelqu'un "). Ou bien flirter, qu'on pourrait aussi bien écrire fleureter : après tout, c'est " conter fleurette ". Dans ses Mots anglais, Mallarmé nous donne quelques-uns de ces vocables voyageurs : ticket, qui vient d'étiquette, ou dandy, qui n'est que dandin. Quant à surf, c'est le vieux mot surflot

    Ces échanges font la richesse des langues. Qu'est-ce que le français, sinon du latin sur des restes de gaulois, qui se désigne d'un nom d'emprunt germanique, et qui n'a cessé, pour son plus grand rayonnement, de se ressourcer à toutes les langues de l'Europe, et au guèze, au turc, au persan, au chinois et au bengali ? Une langue ouverte à la pluralité des langues, et d'abord aux plus proches : il y a du basque, du breton, de l'occitan et du flamand dans le français, de l'alsacien et du créole, mille traces du contact où s'enrichissent en permanence la langue française et les langues de France. Sans oublier, avec le bourguignon, le picard ou le champenois, toute une pluralité interne étouffée par plusieurs siècles de centralisme classique et puriste.

    Cela nous fait obligation de réfléchir à ce qu'on dit quand on parle de mots étrangers. Pour le linguiste Pierre Encrevé, l'idée même pose un problème linguistique sérieux. Considérons avec lui qu'il ne peut pas y avoir en français de " mots étrangers ", mais seulement des mots d'origine étrangère ou venus des autres langues de France qui, dès qu'ils sont adoptés par les francophones, deviennent aussi français que les autres, par " droit du sol " en quelque sorte, ou plutôt par droit du locuteur. L'installation d'un mot dans l'usage, son emploi ordinaire valent donc droit de cité dans la langue française.

    L'attitude contraire à ce libéralisme, le purisme de rejet des emprunts et des contacts, méconnait, dans sa peur des atteintes à l'intégrité de la langue, le caractère foncièrement historique des phénomènes d'emprunt et d'évolution des langues. Une citation pour illustrer cette attitude : " Une langue est toujours pure quand elle s'est développée à l'abri des influences extérieures. C'est donc du dehors que sont venues nécessairement toutes les atteintes portées à la beauté et à l'intégrité de la langue française " (Rémy de Gourmont, cité par H. Meschonnic, De la langue française, Hachette, p. 194). En réalité, la capacité à emprunter et à assimiler les emprunts est pour une langue une preuve de santé, au rebours de la notion de déclin qui caractérise la vision académique et passéiste d'une langue-chef d'œuvre en péril dont on annonce régulièrement la mort.

    Le juste refus de l'attitude puriste ne doit cependant pas nous cacher une réalité du français d'aujourd'hui, les emprunts à l'anglais, qui doit être pensée dans sa spécificité. Ces emprunts se signalent par leur caractère massif (plus en dix ans qu'en un siècle passé), et préférentiel (le français sollicite beaucoup moins les autres langues et se trouve dans un tête-à-tête déséquilibré). Ils s'assimilent moins : les mots gardent leur forme graphique (coquetèle n'a jamais pris) et, désormais, phonique (même quand ils ont été pris au français !) : stock-option et standing ovation [opcheune, ovécheune]. Par ailleurs, ils se diversifient : au-delà du lexique, ils affectent la morphologie (productivité du suffixe -ing) et la syntaxe (extension de la forme passive : il sera procédé à un examen…) ; de même, le recours à l'anglais ne remplit plus nécessairement la fonction traditionnelle de l'emprunt (un mot nouveau pour une chose nouvelle), mais provoque des calques sémantiques : un mot français prend le sens du mot anglais qui lui ressemble : avoir l'opportunité pour avoir l'occasion, maintenance pour entretien, supporter pour soutenir, etc.

    Cette question de l'anglais, et l'ensemble des questions relatives aux rapports entre langues, à leur mode de transformation par échange et mélange, nous introduisent à une critique de l'opposition entre identité et altérité, pour penser au contraire l'interaction historique constante entre identité et altérité (Henri Meschonnic). Cela n'est possible que si on ne sépare pas la langue de la littérature, de la société, de l'éthique et du politique, de toutes les valeurs dont elle est porteuse. Il vaudrait donc mieux parler de langues-cultures que de langues pour comprendre ce qui est en jeu dans les mots migrateurs.

    Ce sont les conditions historiques qui déterminent les passages, et une analyse à travers le temps fait apparaitre que l'emprunt lexical (si on peut appeler emprunt ce qu'on prend et qu'on ne rend pas) procède par couches successives, parallèlement aux influences culturelles, économiques et politiques qui s'exercent sur une langue.

    Prenons la Renaissance : intense mouvement d'idées, de techniques et de mots, conquête progressive du domaine scientifique par les langues modernes. Le français est soumis à une forte pression ; avec le développement du commerce transalpin et le déferlement de l'humanisme, c'est la grande époque de l'italien : celui-ci fournit plus de la moitié des 600 emprunts du XVIème siècle (escorte, boussole, violon, bulletin, panache, bémol, riposte, à l'improviste, antichambre, vallon, pavane, soldat, politesse, ballet, lagune, fougue, contraste, cartouche, mont-de-piété, bilan, campanile, posture, etc.). L'apport le plus important est ensuite l'occitan, qui n'avait rien perdu de sa vitalité au moment où l'ordonnance de Villers-Cotterêts lui enlève toute expression officielle (auberge, badaud, bagarre, cadastre, cadenas, carrière, caserne, chiquenaude, daurade, s'emparer, escalier, escamoter, fredonner, goinfre, lime, manigance, mascaret, pignon, torpille, traquenard, velours, etc.). L'espagnol fournit à cette époque embarcation, doublon, parade ; maïs, tabac, cannibale et hamac venus des Caraïbes ; ananas, chocolat et cacao des langues amérindiennes continentales ; castagnette, écoutille, canari, parer, mantille, etc. (Pierre Guiraud, Que sais-je ? n° 1166 et 1285). L'apport anglais est alors très faible (puritain, drague, pingouin).

    Par comparaison, au Moyen Age le nombre d'emprunts, une centaine par siècle du XIIème au XVème, était cinq fois moindre. La source principale est alors l'arabe, qui fournit les domaines des sciences, du commerce et de la civilisation en général. Il faut noter que ces emprunts sont souvent indirects et nous sont parvenus " à sauts et à gambades " à travers des langues-relais : par le latin médiéval ambre, safran, sirop, algèbre, camphre, alcool ; par l'italien sucre, douane, arsenal, chiffre, zéro, jasmin (lui-même préalablement pris au persan) ; par l'occitan orange, luth, rebec, jarre, laque, limon (tous deux d'origine persane) ; par l'espagnol genet, guitare, satin (pris au chinois), timbale (au persan), et abricot, mot voyageur s'il en fut…

    Quelle que soit leur ampleur, les phénomènes d'emprunt (et d'export) doivent donc être considérés dans leur historicité, au prisme d'une vision d'ensemble qui ne pense pas la langue isolément, mais dans ses pratiques sociales et artistiques. Dans un contexte de suprématie politico-économique mondialisée, à ne considérer que la langue en soi, l'avenir du plurilinguisme pourrait paraitre incertain. Mais si on tient compte de la capacité d'invention, dans telle ou telle langue, de valeurs de tout ordre, et notamment esthétiques (littérature, cinéma, chanson) et politiques (droits de l'homme, laïcité, universalisme), alors le rayonnement et la durée leur sont assurés. Ce sont alors ces valeurs, ces œuvres qui font ce qu'est la langue, non l'inverse, et qui mobilisent les hommes pour qu'elle se transmette et qu'elle continue… C'est à cette aventure de créativité que nous invite la Semaine de la langue française.



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