Dialogues argumentatifs : convaincre et persuader

Extrait du Malade Imaginaire

(Toinette est la servante d'Argan, qui veut donner sa fille en mariage au neveu de son médecin.)
ARGAN. - On dira ce qu'on voudra ; mais je vous dis que je veux qu'elle exécute la parole que j'ai donnée.
TOINETTE - Non : je suis sûre qu'elle ne le fera pas.
ARGAN. - Je l'y forcerai bien.
TOINETTE. - Elle ne le fera pas , vous dis-je.
ARGAN. - Elle le fera ou je la mettrai dans un couvent.
TOINETTE – Vous ?
ARGAN. - Moi.
TOINETTE. - Bon.
ARGAN. - Comment, «bon » ?
TOINETTE. - Vous ne la mettrez point dans un couvent.
ARGAN. - Je ne la mettrai point dans un couvent ?
TOINETTE. - Non.
ARGAN. - Non ?
TOINETTE. - Non.
ARGAN. - Ouais! Voici qui est plaisant : je ne mettrai point ma fille dans un couvent, Si je veux ?
TOINETTE. - Non, vous dis-je.
ARGAN. - Qui m'en empêchera ?
TOINETTE. - Vous-même.
ARGAN. - Moi ?
TOINETTE. - Oui, vous n'aurez pas ce cœur-là.
ARGAN. – Je l’aurai.
TOINETTE. - Vous vous moquez.
ARGAN. - Je ne me moque point.
TOINETTE - La tendresse paternelle vous prendra.
ARGAN. - Elle ne me prendra point.
TOINETTE - Une petite larme ou deux, des bras jetés tendrement au cou, un «mon petit papa mignon », prononcé tendrement
sera assez pour vous toucher.
ARGAN. - Tout cela ne fera rien.
TOINETTE :- Oui, oui.
ARGAN. - Je vous dis que je n'en démordrai point.
TOINETTE. - Bagatelles.
ARGAN. - Il ne faut point dire «bagatelles».
TOINETTE. - Mon Dieu ! Je vous connais, vous êtes bon naturellement.
ARGAN, avec emportement - Je ne suis point bon et je suis méchant quand je veux.
TOINETTE. - Doucement, Monsieur vous ne songez pas que vous êtes malade.
ARGAN. - Je lui commande absolument de se préparer à prendre le mari que je dis.
TOINETTE - Et moi, je lui défends absolument d'en faire rien.
ARGAN. - Où est-ce donc que nous sommes ? Et quelle audace est-ce là à une coquine de servante de parler de la sorte devant son maître ?
TOINETTE. - Quand un maître ne songe pas à ce qu'il fait, une servante bien sensée est en droit de le redresser.
ARGAN court après Tomette. - Ah! Insolente, il faut que je t'assomme.
TOINETTE se sauve de lui - il est de mon devoir de m'opposer aux choses qui vous peuvent déshonorer.
ARGAN, en colère, court après elle autour de sa chaise, son bâton à la main. -Viens, viens, que je t'apprenne à parler.
TOINETTE, courant, et se sauvant du côté de la chaise où n'est pas.
- Je m'intéresse, comme je dois, à ne vous point laisser faire de folie.
ARGAN. - Chienne!
TOINETTE. - Non, je ne consentirai jamais à ce mariage.
ARGAN. - Pendarde!
.TOINETTE - Je ne veux point qu'elle épouse votre Thomas Diafoirus.
ARGAN. - Carogne!
TOINETTE. - Et elle m'obéira plutôt qu'à vous.
ARGAN. - Angélique, ru ne veux pas m'arrêter cette coquine-là ?
ANGELIQUE. - Eh ! Mon père, ne vous faites point malade.
ARGAN. - Si tu ne me l'arrêtes, je te donnerai ma malédiction.
TOINETTE. - Et moi , je la déshériterai si elle vous obéit.
ARGAN se jette dans sa chaise, étant las de courir après elle. - Ah je n'en puis plus. Voilà pour me faire mourir.
Molière, Le Malade imaginaire (1673), acte l, scène 5, fin.