Connaître : FICHE DOCUMENTAIRE sur Un enterrement à Ornans de Gustave Courbet
Christian Perrier

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Le contexte historique
Courbet peint Un enterrement à Ornans entre 1849 et 1850, exactement au milieu du XIX° siècle : c’est une période charnière pour l’histoire de France comme pour l’histoire de l’art moderne.

La révolution de 1848 vient d’avoir lieu qui a balayé le dernier roi de France, Louis-Philippe et institué une éphémère deuxième république qui va élire comme président son liquidateur en la personne de Louis Bonaparte, futur Napoléon III.

Par le coup d’état du 2 décembre 1951, celui-ci met fin à cette brève parenthèse républicaine jusqu’en 1871, date d’une nouvelle et brève période révolutionnaire, La Commune de Paris, et institue un régime conservateur. Celui-ci fait preuve d’une grande pusillanimité à l’égard des audaces de l’art moderne qui néanmoins se font jour pendant ce second empire.

Sur un plan plus général, nous sommes à l’époque de la révolution industrielle ; l’importance des réalisations et des biens matériels s’affirme, les élans spirituels du romantisme ne sont plus d’actualité. Deux classes sociales se développent parallèlement avec des aspirations contraires : la bourgeoisie devient la classe dominante et tend à imposer ses conceptions politiques et morales tandis que la classe ouvrière se développe et cherche à exprimer ses revendications. Des intellectuels commencent à élaborer les fondements de la doctrine socialiste comme Marx et Proudhon dont Courbet fut l’ami et dont il peignit le portrait. Dans ce contexte social, les artistes ne se rangent pas forcément aux côtés de la classe ouvrière et de son combat (Courbet, plutôt progressiste n’a guère participé directement à l’action politique sauf pendant la Commune) mais ils sentent le besoin de prendre leurs distances par rapport à une bourgeoisie qui la plupart du temps refuse les formes nouvelles d’art. L’artiste véritablement novateur n’est plus au service des institutions et des pouvoirs en place mais il tend à s’isoler et à se marginaliser : après la Bohème, forme de vie précaire mais libre des artistes romantiques, la deuxième moitié du XIX° siècle voit se développer l’image de l’artiste maudit, celui qui rompt avec les valeurs dominantes de la société et qui n’est compris que par une petite élite intellectuelle et artistique.

Le peintre (1819 – 1877 ) : quelques points à retenir
Courbet n’a pas vraiment été un artiste maudit dans la mesure où sa technique assez classique (Un enterrement à Ornans avait été accepté au Salon comme d’autres toiles de Courbet auparavant), comme son sens des relations publiques lui ont toujours permis de rencontrer un public qui lui a assuré assez rapidement une indépendance financière.

Originaire d'Ornans, en Franche-Comté, fils de riches Vignerons, il vient à Paris en 1839 pour se consacrer à la peinture. Il connaît d’abord une période romantique. C’est la révolution de 1848 qui contribue à donner la tonalité définitive de sa peinture : renonçant à tout idéalisme et à toute exaltation sentimentale, il va désormais représenter le monde dans sa crudité sans se préoccuper des modèles consacrés. Sa vision est certainement influencée par les amis qu’il fréquente : Champfleury qui développe une théorie du Réalisme littéraire, Proudhon , théoricien socialiste et le poète Charles Baudelaire, chantre de la modernité.

Après le scandale retentissant d’Un enterrement à Ornans, tableau dans lequel une critique conformiste dénonce l’exaltation de la laideur, la carrière de Courbet se poursuit en alternant les succès (sa peinture se vend bien et il acquiert une renommée internationale) et ses luttes contre l’académisme ; en 1855, ses tableaux étant refusés par le jury de l'Exposition universelle, Courbet fait construire le «pavillon du Réalisme» où il présente quarante de ses œuvres dont l'Atelier (1855, musée d'Orsay), qu'il sous-titre Allégorie réelle, histoire morale et physique de mon atelier. En même temps, il publie le Manifeste du Réalisme.

C’est à la fin de sa vie à l’heure où beaucoup de grands artistes connaissent la gloire et la sérénité que les choses tournent mal pour Courbet : nommé président de la Fédération des artistes en 1871, durant la Commune de Paris, il est accusé de complicité dans le renversement de la colonne Vendôme. Condamné à six mois de prison et au remboursement des frais de restauration de la colonne, il s'exile à Vevey (Suisse) en 1873 ; peignant comme un forcené pour rembourser sa dette colossale, il meurt épuisé peu de temps avant d’avoir remboursé le dernier franc, en 1877 : l’ordre établi par le conformisme bourgeois avait eu raison de l’artiste qui peignait parfois ce qu’on ne voulait pas voir.

Le tableau
Réalisé entre 1849 et 1850, Un enterrement à Ornans marque la véritable entrée de Courbet sur la scène artistique, entrée tonitruante qui fera date et référence. Courbet lui-même a dit du tableau qu’il fut « son début et son exposé de principe »

Le fait est qu’il ne passe pas inaperçu quand il est exposé au Salon de 1850-51.

La scène représentée est située dans le village natale de Courbet et la population du village participe à l’entreprise :

Ont déjà posé le maire qui pèse 400, le curé, le juge de paix, le porte-croix, le notaire, l'adjoint Marlet, mes amis, mon père, les enfants de choeur, le fossoyeur, deux vieux de la Révolution de 93 avec leurs habits du temps, un chien, le mort et ses porteurs, les bedeaux (un des bedeaux a un nez comme une cerise, mais gros en proportion et de cinq pouces de longueur), mes soeurs, d'autres femmes, etc. Seulement je croyais me passer des deux chantres de la paroisse; il n'y a pas eu moyen; on est venu m'avertir qu'ils étaient vexés , raconte Courbet à Champfleury. On s’est livré , sans certitudes, à diverses conjectures concernant les personnages : serait représenté notamment le grand-père de Courbet, mort un an auparavant. Sur l’identification du défunt ou de la défunte (puisque le drap mortuaire est blanc), on en est également réduit aux interprétations : est-ce sa sœur Clarisse, morte quand il avait quinze ans ? Est-ce l’enterrement du Romantisme ou de la République comme l’avancent plusieurs interprètes contemporains avec des arguments parfois fort convaincants?

Ce qui est sûr en tout cas c’est que le tableau que nous voyons actuellement au musée d’ORSAY ne ressemble pas tout à fait à ce qu’ont pu voir les contemporains de Courbet : absorbé par un enduit bitumeux, les couleurs ont considérablement foncé, obscurcissant l’ensemble du tableau.

Un enterrement à Ornans dans son contexte artistique et idéologique
Courbet , porte-drapeau du Réalisme
Un enterrement à Ornans est un tableau emblématique ; exposé pour la première fois à l’exacte moitié du siècle, il apparaît comme le manifeste de ce courant artistique qui tend alors à s’imposer, le Réalisme.

Cette esthétique est à mettre en rapport avec l’évolution politique et sociale du temps : les artistes et les intellectuels novateurs refusent que l’art ne représente qu’une élite sociale idéalisée selon des principes académiques hérités des conceptions classiques : il faut montrer la réalité, c’est à dire les paysans, les ouvriers, les bourgeois dans leur environnement quotidien. C’est précisément ce qui choque dans le tableaux de Courbet.

Le critique Paul Mantz, critique pourtant ouvert aux nouvelles tendances de l’art de son temps, exprime bien l’opinion générale des contemporains dans son compte–rendu du Salon de 1850-51 pour le journal L’Evènement :

Nous touchons ici avec l'Enterrement à Ornans aux frontières extrêmes de l'art réaliste, et, bien que ma pudeur ne soit pas aisément effarouchée, j'estime qu'il est temps de s'arrêter sur cette pente, au bout de laquelle est un précipice. M. Courbet n'est plus là dans la vérité, il est dans la laideur, c'est-à-dire dans l'exception, dans l'accident.

Qu'il nous suffise, sans oser entamer, comme les derniers platoniciens le faisaient l'autre jour, l'éternelle question de l'idéal, d'avoir indiqué le danger. Reconnaissons chez M. Courbet d'éminentes qualités d'exécution ; admettons pleinement le sujet qu'il a choisi, et, dans ses parties essentielles, la forme qu'il a donnée à sa pensée. C'est certainement un peintre hardi et plein d'ardeur pour les nouveautés intelligentes, un artiste qui attaque les impossibilités par les cornes, et qui les dominera peut-être. Sourions donc, ainsi que le faisait l'antique Fortune, à toutes les audaces, et remercions M. Courbet d'avoir accompli une oeuvre dont la moralité ne doit échapper à personne. L'Enterrement à Ornans sera, dans l'histoire de l'art moderne, les colonnes d'Hercule du Réalisme.. On n'ira pas au-delà, et ce tableau, leçon durable et aisément comprise, demeurera désormais pour ceux qui viendront un avertissement sauveur, comme ces bouées qui, flottant au-dessus des abîmes, conseillent de loin aux pilotes perdus de chercher un chemin plus sûr.

L’ami de Courbet, Champfleury théoricien du Réalisme en littérature, reprend ces critiques ironiquement pour mieux les combattre :

M. Courbet est un factieux pour avoir représenté de bonne foi des bourgeois, des paysans, des femmes de village de grandeur naturelle. Ç'a été là le premier point. On ne veut pas admettre qu'un casseur de pierre vaut un prince: la noblesse se gendarme de ce qu'il est accordé tant de mètres de toile à des gens du peuple; seuls les souverains ont le droit d’être peints en pied, avec leurs décorations, leurs broderies et leurs physionomies officielles. Comment? Un homme d'Ornans, un paysan enfermé dans son cercueil, se permet de rassembler à son enterrement une foule considérable: des fermiers, des gens de bas étage…

Champfleury, Du Réalisme Lettres à madame Sand 1857

Néanmoins avec l’Enterrement à Ornans, Courbet prétend s’inscrire dans le genre de la peinture d’histoire et il reprend en exposant le tableau en 1867 le titre qui lui avait été refusé par le salon de 1850 : Tableau de figures humaines ; historique d’un enterrement à Ornans. Courbet affirme en effet : l’art historique est par essence contemporain.

C’est un peu l’idée que Baudelaire, qui soutient un temps Courbet, a défendu dans le salon de 1846 en parlant de l’Héroïsme de la vie moderne (l'héroïsme de la vie moderne nous entoure et nous presse. -….. Celui-là sera le peintre, le vrai peintre, qui saura arracher à la vie actuelle son côté épique, et nous faire voir et comprendre, avec de la couleur ou du dessin, combien nous sommes grands et poétiques dans nos cravates et nos bottines vernies. –).

Les malentendus du Réalisme

Pourtant Baudelaire va assez vite prendre ses distances avec Courbet. Cette séparation naît d’un malentendu sur la notion de Réalisme, malentendu dont Courbet a souffert après l’avoir lui-même entretenu, qui tient à la définition même de cette notion ;

Dans La vie et l’oeuvre d’Eugène Delacroix Baudelaire définit ainsi l’artiste réaliste pour le rejeter :

Celui-ci, qui s'appelle lui-même réaliste, mot à double entente et dont le sens n'est pas bien déterminé, et que nous appellerons, pour mieux caractériser son erreur, un positiviste, dit: "Je veux représenter les choses telles qu'elles sont, ou bien qu'elles seraient, en supposant que je n'existe pas." L'univers sans l'homme.

Or rien n’est plus opposé à l’art de Courbet que cette prétendue objectivité sans âme et le peintre va chercher à plusieurs reprises à rejeter cette étiquette qu’il a pourtant contribué à répandre.

Sans entrer dans les détails ni trancher catégoriquement dans le débat, ce qu’il faut dire ici c’est que Courbet est un peintre beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît et qu’un examen attentif de ses toiles, pourvu qu’il s’accompagne d’une réceptivité suffisante à ce qu’on peut appeler la picturalité, révèle que le « réaliste » est avant tout un amoureux fou de la peinture : ses natures mortes ou de ses paysages nous montrent qu’il est bien dans la lignée de tous ces modernes qui de Manet aux impressionnistes puis aux nabis vont imposer la prééminence de la dimension plastique sur le sujet.