Sourdine

 

      La porte se ferme derrière elle. Me voici de nouveau seul dans notre grand appartement. Où est-elle encore partie ? Je ne comprends pas, il y a bien longtemps que je ne comprends plus d'ailleurs. L'a-t-elle seulement remarqué ?
      Elle a montré d'un doigt accusateur la télévision puis son visage s'est crispé. Tous ses traits, habituellement délicats, se sont durcis laissant apparaître ça et là les marques de l'âge, ses petites lèvres rebondies se sont retroussées et ses sourcils froncés. Elle a dû prononcer quelque chose mais les déformations engendrées par cette singulière métamorphose m'ont empêché de comprendre ce qu'elle voulait me dire. Elle a quitté les lieux sans me laisser le temps de réagir. Essayer de la rattraper aurait été inutile, depuis quelques temps elle reste sourde à mes appels. Elle a pris l'habitude de ne plus se préoccuper de ma personne, elle va et vient sans même que je m'en rende compte et ne me parle plus. J'aurais aimé pouvoir recréer avec elle cette complicité si particulière qui lie deux coeurs amoureux mais elle reste distante, constamment irritée par mon comportement. Au fil du temps, un mur s'est dressé entre nous, brisant toute communication. Il lui arrive même parfois, pendant les repas, de remuer énergiquement les lèvres, comme si elle voulait parler, mais aucun son ne sort de sa bouche, elle me regarde alors, atterrée… je reste interdit et replonge le nez dans mon assiette.
      Les heures s'étirent interminablement, peut être à cause de cette vieille pendule dont on n'entend plus l'habituel tic tac. Je ne me rappelle même plus le bruit du temps qui passe…
      Je me sens inexorablement seul. Quiconque livré à mon isolement aurait allumé la télévision mais la mienne ne fonctionne plus, le volume a beau être monté au maximum, le son reste bloqué dans les vieilles enceintes tremblotantes et personne ne semble vouloir réparer ce dysfonctionnement. Je me contente d'un incompréhensible défilé d'images.
      Pour m'occuper, je m'assois à la fenêtre et regarde les passants, leurs gestes mécaniques et exagérés me rappellent des figurines enfantines, de petits soldats répétant sans cesse les mêmes actions. Les voitures glissent sur le bitume comme si une fine couche de neige amortissait leur interminable course. Tous ces gens me semblent extraordinairement lointains. Il y a bien longtemps qu'ils ne m'adressent plus la parole... me voient-ils encore ? Je me sens de toute part laissé de côté, comme un mets que l'on aurait trop longtemps gardé, puis oublié. La seule personne qui, jusqu'à présent est restée près de moi, c'est Sophie. Dire que je l'ai laissée s'échapper ce matin... Une journée pourtant ordinaire: réveil, petit déjeuner, toilette, balcon... La voisine sort son chien, la boulangère aligne ses petits pains, la poissonnière grimace nerveusement et le quartier s'anime comme chaque jour me laissant seul à mes rêveries habituelles. Personne ne viendra me déranger, je peux être rassuré de ce côté-là... J'aimerais parfois entendre le téléphone, la sonnette, échanger quelques banalités ou sortir pour briser le silence, mais j'ai beau tendre l'oreille, je n'entends rien. Je reste des heures devant ma fenêtre, à observer tous ces gens qui semblent débordés par la vie. Comme l'homme à l'imperméable jaune là-bas, le téléphone dans une main, le gamin dans l'autre, courant pour attraper le métro ou encore celui-là avec son costume rayé, regardant sa montre et se dépêchant pour arriver à l'heure on ne sait où ...
      Toute cette vitalité m'horripile, je retourne au salon. Etrange sensation. Quelqu'un serait-il entré ? Un parfum sucré plane au-dessus du canapé. Je reconnais sa chevelure. Sophie est de retour, comme d'habitude je ne l'ai pas entendue arriver. Depuis combien de temps est-elle là ? Cette apparition soudaine me déroute. La situation semble beaucoup l'amuser, elle rit et pose sa bouche sur mon oreille, murmure quelque chose que je ne comprends pas, cela n'a pas l'air de la déranger, elle continue. Elle me regarde alors de nouveau et s'éloigne de moi pour aller chercher un petit paquet posé sur le canapé. Elle sourit aux anges, je déballe le présent sous ses yeux impatients et en sors deux petits arcs couleur chair qu'elle place délicatement sur mes oreilles. Quelque chose d'étrange se mêle alors aux battements de mon cœur et au régulier flux du sang dans mes veines.
      " Tu verras mon chéri, me murmure-t-elle à l'oreille, cette prothèse. va changer notre vie, nous pourrons aller à l'opéra, écouter le chant des oiseaux dans le parc, nous nous chuchoterons des secrets, nous rirons ensemble, je te ferai écouter Mozart, Beethoven, Chopin, Bach, Schubert... tu m'accompagneras au cinéma et tu pourras profiter de tous les mots dont tu as été privé pendant tant d'années."
      Un ronflement sourd, rythmé par le régulier tic tac de l'horloge, résonne dans ma tête et de singulières vibrations sortent de la bouche de ma femme. Sa voix est étrangère, mélodieuse quoique légèrement éraillée. Elle me prend par la main et m'emmène dans la chambre, le parquet grince sous nos pieds, nous nous songeons sur le lit, elle m'embrasse et s'endort dans un ronflement presque musical. Je reste allongé, à réfléchir, la vie me paraît déjà bien différente, je suis impatient de découvrir le bruissement du monde. Demain sera un autre jour. C'est une sonnerie stridente qui m'arrache de mes rêveries, Sophie tape d'un coup sec sur le réveil et se lève brutalement. Je fais de même et sors du lit avec difficulté pour aller m'asseoir à table. Elle apporte le petit déjeuner et prend un yaourt, je la regarde manger. L'aliment passe dans sa bouche bruyamment puis coule dans sa gorge dans un long bruit de déglutition, elle saisit ensuite un croissant qu'elle écrase entre ses dents, mâchouille, fait tourner dans sa bouche plusieurs fois et engloutit goulûment, puis elle cherche de sa petite main une tasse de café qu'elle porte à ses lèvres et avale lentement. C'est une nouvelle facette de ma femme que je découvre ce matin.
      J'ouvre la porte, je vais enfin pouvoir sortir seul de cet appartement, il y a bien longtemps que je n'ai pas mis les pieds dans la rue. J'ai l'impression de voir le monde en accéléré. Une grande femme derrière moi aboie après ses enfants qui galopent sur les pavés. La poissonnière beugle après son poisson, je m'écarte. Un chien me suit en grognant, sa maîtresse accourt, ses talons claquent comme une machine à écrire en colère. Je traverse en vitesse. Une voiture pile faisant hurler les pneus, le klaxon me déchire les tympans, le chauffeur vocifère une rafale d'insultes. Mes oreilles bourdonnent. Je prends la fuite, un marteau piqueur cogne la chaussée et m'arrête. Oppressé, je tourne dans notre rue pour rejoindre l'appartement. Je vois Sophie passer la tête par la fenêtre, elle me hurle quelque chose, je ne comprends pas. Les souvenirs de mon enfance me reviennent alors en masse: les cris, les pleurs, les gémissements. le vacarme de la vie m'apparaît tel qu'il m'a quitté, insupportable et envahissant. Tout s'obscurcit alors dans ma tête, des bruits résonnent de toute part, je ne comprends plus, je vacille. Pendant quelques instants, je ne désire plus que retrouver la confortable place que j'occupais, quand je pouvais rester seul dans un monde qui n'appartenait qu'à moi. Un éclair me traverse alors l'esprit, si je portais la main à mon oreille comme ma bien aimée l'avait fait auparavant, le vacarme environnant s'atténuerait peu à peu, le monde extérieur s'éloignerait lentement et le bruit disparaîtrait dans une ultime plainte. Ce petit geste anodin engloutirait le vacarme...
      Il faut parfois mettre le monde en sourdine. Le silence est d'or



 

Ella      

Moore