La description picturale chez les naturalistes

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Vous écoutez Arabesque1 de Debussy Sequence © RobertS Finley by permission.
Original from the Classical MIDI Archives

   Huysmans    Zola

Les Goncourt  

Entre les pointes des arbres verts, là où s'ouvrait un peu le rideau des pins, des morceaux de la grande ville s'étendaient à perte de vue. Devant eux, c'étaient d'abord les toits pressés, aux tuiles brunes, faisant des masses d'un ton de tan et de marc de raisin, d'où se détachait le rose des poteries des cheminées. Ces larges teintes étalées, d'un ton brûlé, s'assombrissaient et s'enfonçaient dans du noir roux en allant vers le quai. Sur le quai, les carrés de maisons blanches, avec les petites raies noires de leurs milliers de fenêtres, formaient et développaient comme un front de caserne d'une blancheur effacée et jaunâtre, sur laquelle reculait, de loin en loin, dans le rouillé de la pierre, une construction plus vieille. Au-delà de cette ligne nette et claire, on ne voyait plus qu'une espèce de chaos perdu dans une nuit d'ardoise, un fouillis de toits, des milliers de toits d'où des tuyaux noirs se dressaient avec une finesse s'aiguille, une mêlée de faîtes et de têtes de maisons enveloppées par l'obscurité grise de l'éloignement, brouillées dans le fond du jour baissant; un fourmillement de demeures, un gâchis de lignes et d'architectures, un amas de pierres pareil à l'ébauche et à l'encombrement d'une carrière, sur lequel dominaient et planaient le chevet et le dôme d'une église, dont la nuageuse solidité ressemblait à une vapeur condensée. Plus loin, à la dernière ligne de l'horizon, une colline, où l'œil devinait une sorte d'enfouissement des maisons, figurait vaguement les étages d'une falaise dans un brouillard de mer. Là-dessus pesait un grand nuage, amassé sur tout le bout de Paris qu'il couvrait, une nuée lourde, d'un violet sombre, une nuée de Septentrion, dans laquelle la respiration de fournaise de la grande ville et la vaste bataille de la vie de millions d'hommes semblaient mettre comme des poussières de combat et des fumées d'incendie. Ce nuage s'élevait et finissait en déchirures aiguës sur une clarté où s'éteignait, dans du rose, un peu de vert pâle. Puis revenait un ciel dépoli et couleur d'étain, balayé de lambeaux d'autres nuages gris.

En regardant vers la droite [....] Au-delà de la cime des sapins, un peu balancés, sous lesquels s'apercevait nue, dépouillée, rougie, presque carminée, la grande allée du jardin, plus haut que les immenses toits de tuiles verdâtres de la Pitié et que ses lucarnes à chaperon de crépi blanc, l’œil embrassait tout l'espace entre le dôme de la Salpetrière et la masse de l'Observatoire : d'abord un grand plan d'ombre ressemblant à un lavis, d'encre de chine sous un dessous de sanguine, une zone de tons ardents et bitumeux, brûlés de ces roussissures de gelée et de ces chaleurs d'hiver qu'on retrouve sur la palette d'aquarelle des anglais; puis, dans la finesse infime d'une teinte dégradée, il se levait un rayon blanchâtre, une vapeur laiteuse et nacrée, trouée du clair des bâtisses neuves, et où s'effaçaient, se mêlaient, se fondaient, en s'opalisant, une fin de capitale, des extrémités de faubourg, des bouts de rues perdues. L'ardoise des toits pâlissait sous cette lueur suspendue qui faisait devenir noires, en les touchant, les fumées blanches dans l'ombre. Tout au loin, l'Observatoire apparaissait, vaguement noyé dans un éblouissement, dans la splendeur féerique d'un coup de soleil d'argent. Et à l'extrémité de droite, se dressait la borne de l'horizon, le pâté du Panthéon, presque transparent dans le ciel et comme lavé d'un bleu limpide.

Manette Salomon Union Générale d'Editions 10/18 Paris 1979 (I° parution 1867) pp.19 20

Voir sur le site Webmuseum Toits sous la neige de Caillebote, collection musée d'Orsay

Huysmans

Marthe

La seine charriait ce soir-là des eaux couleur de plomb, rayées çà et là par le reflètement des réverbères. A droite, dans un bateau de charbon, amarré à un rond de fer grand comme un cerceau, des ombres d'hommes et de femmes se mouvaient confusément; [...] Plus loin enfin, le pont des Arts s'estompait dans la brume avec sa couronne de becs de gaz et l'ombre de ses piliers se mourait dans le fleuve en une longue tache noire.

10/18 p. 82

Les sœurs Vatard

Le soleil se décidait à mourir. Il allait, fonçant à mesure la rougeur de son orbe. La danse de la poussière dans un rayon de jour commença, tournoyant en spirale, du plancher aux vitres.   La lumière sauta, jaillit, éclaboussa de plus larges gouttes le planchers et les tables, alluma d'un point tremblant le col d'une carafe et la panse d'un seau, incendia de sa braise rouge le cœur d'une pivoine qui s'épanouit, frémissante, dans son pot d'eau trouble, creva enfin en une large ondée d'or sur les piles des papiers qui éclatèrent avec leur blancheur crue sur la suie des murs.

10/18 p.153

Des traînes de mousseline noire se déchiraient là-haut, avec de longs craquements; le ciel s'étendait comme un surplis immense, couleur de scabieuse, dont les pans retroussés seraient tenus çà et là, par des clous de feu. Une odeur de charbon brûlé, de fonte qui chauffe, de vapeur et de suie, de fumée d'eau et d'huile grasse, montait. Au loin, la gare s'estompait dans une buée jaune, étoilée par les points orangés des gaz, par les lanternes blanches des voies laissées libres.

Voir une version de La Gare St Lazare de Monet (Londres, National Gallery) sur Webmuseum

Le ciel semblait charrier derrière l'embarcadère des nuées plus torrentueuses et plus lourdes et au-dessus des deux triangles enflammés des vitres, un cadran s'allumait, rondissant comme une lune traversées par deux barres noires...   p251

L'autre machine courait dans un tourbillon de fumée et de flammes[...] Deux fanaux, semblables à d’énormes yeux, coururent sur le rail qui miroita à mesure que le train roulait. La terre trembla, et, dans une buée blanche, tisonnée d’éclairs, dans une rafale de poussière et de cendre, dans un éclaboussement d’étincelles, le convoi jaillit...

Sur le côté, une luciole verte scintillait[...]; une tache de sang troua la sombreur du ciel.  p.252-253

Un rayon de lampe sauta dans le fouillis du lierre qui l’encadrait et s’y débattit. La lucarne se referma, un mince filet d’or rose se brisa sur la grappe éraflée des feuilles, zigzagua rapidement, puis tout redevint noir. p.258

 

Zola

Une page d'amour

[...] et elle le  laissait tomber de ses mains pendant de longues minutes, les regards fixés sur le vaste horizon. Ce matin-là, Paris mettait une paresse souriante à s'éveiller. Une vapeur, qui suivait la vallée de la Seine, avait noyé les deux rives. C'était une buée légère, comme laiteuse, que le soleil peu à peu grandi éclairait. On ne distinguait rien de la ville, sous cette mousseline flottante, couleur du temps. Dans les creux, le nuage épaissi se fonçait d'une teinte bleuâtre, tandis que sur de larges espaces, des transparences se faisaient, d'une finesse extrême, poussière dorée où l'on devinait l'enfoncement des rues; et, plus haut, des dômes et des flèches déchiraient le brouillard, dressant leurs silhouettes grises, enveloppés encore des lambeaux de brume qu'ils trouaient. Par instant, des pans de fumée jaune se détachaient avec le coup d'aile lourd d'un oiseau géant, puis se fondaient dans l'air qui semblaient les boire. Et, au-dessus de cette immensité, de cette nuée descendue et endormie sur Paris, un ciel très pur, d'un bleu effacé, presque blanc, déployait sa voûte profonde. Le soleil montait dans un poudroiement adouci de rayons. Une clarté blonde, du blond vague de l'enfance, se brisait en pluie, emplissait l'espace de son frisson tiède. C'était une fête, une paix souveraine et une gaieté tendre de l'infini, pendant que la ville, criblée de flèches d'or, paresseuse et somnolente, ne se décidait point à se montrer sous ses dentelles.

Hélène, depuis huit jours, avait cette distraction du grand Paris élargi devant elle. Pléiade II p. 846

 

Aimer, aimer ! et ce mot qu'elle ne prononçait pas, qui de lui-même vibrait en elle, l'étonnait et la faisait sourire. Au loin, des flocons pâles nageaient sur Paris, emportés par une brise, pareils à une bande de cygnes. De grandes nappes de brouillard se déplaçaient ; un instant, la rive gauche apparut, tremblante et voilée, comme une ville féerique aperçue en songe ; Mais une masse de vapeur s'écroula, et cette ville fut engloutie sous le débordement d'une inondation. Maintenant, les vapeurs, également épandues sur tous les quartiers, arrondissaient un beau lac, aux eaux blanches et unies. Seul, un courant plus épais marquait d'une courbe grise le cours de la Seine. Lentement, sur ces eaux blanches, si calmes, des ombres semblaient faire voyager des vaisseaux aux voiles roses, que la jeune femme suivait d'un regard songeur. p. 847

Le soleil, plus haut, dans la gloire triomphante de ses rayons, attaquait victorieusement le brouillard. Peu à peu, le grand lac semblait se tarir, comme si quelque déversoir invisible eût vidé la plaine. Les vapeurs, tout à l'heure si profonde, s'amincissaient, devenaient transparentes en prenant les colorations vives de l'arc-en-ciel. Toute la rive gauche était d'un bleu tendre, lentement foncé, violâtre au fond, du côté du jardin des Plantes. Sur la rive droite, le quartier des Tuileries avait le rose pâli d'une étoffe couleur chair, tandis que, vers Montmartre, c'était comme une lueur de braise, du carmin flambant dans de l'or ; puis, très loin, les faubourgs ouvriers s'assombrissaient d'un ton brique, de plus en plus éteint et passant au gris bleuâtre de l'ardoise. On ne distinguait point encore la ville tremblante et fuyante, comme un de ces fonds sous-marin que l'œil devine par les eaux claires, avec leurs forêts terrifiantes de grandes herbes, leurs grouillements pleins d'horreur, leurs monstres entrevus. Cependant les eaux baissaient toujours. Elles n'étaient plus que de fines mousselines étalées ; et, une à une, les mousselines s'en allaient, l'image de Paris s'accentuait et sortait du rêve. p. 849

 

 La Curée

Il était quatre heures. Le Bois s'éveillait des lourdeurs de la chaude après-midi. Le long de l'avenue de l'Impératrice, des fumées de poussière volaient, et l'on voyait, au loin, les nappes étalées des verdures, que bornaient les coteaux de St Cloud et de Suresnes, couronnés par la grisaille du Mont Valérien. Le soleil, haut sur l'horizon, coulait, emplissait d'une poussière d'or les creux des feuillages, allumait les branches hautes, changeait cet océan de feuilles en un océan de lumière. [...] Puis, en arrivant au carrefour, devant le lac, c'était un éblouissement ; le soleil oblique faisait de la rondeur de l'eau un grand miroir d'argent poli, reflètant la face éclatante de l'astre. Les yeux battaient, on ne distinguait, à gauche, près de la rive, que la tache sombre de la barque de promenade. Les ombrelles des voitures s'inclinaient, d'un mouvement doux et uniforme, vers cette splendeur, et ne se relevaient que dans l'allée, le long de la nappe d'eau, qui, du haut de la berge, prenait alors des noirs de métal rayés par des brunissures d'or. A droite, les bouquets de conifères alignaient leurs colonnades, tiges frêles et droites, dont les flammes du ciel rougissaient le violet tendre ; à gauche, les pelouses s'étendaient, noyées de clarté, pareilles à des champs d'émeraudes,... p 592

Son besoin de rivaliser avec les peintres est tel chez Zola  qu'il donne sa propre version d'un tableau comme le Déjeuner sur l'herbe  de Manet ou qu'il débute parfois les comptes-rendus de ses "salons" par un tableau impressionniste.

Proust, magré le peu d'affinités qu'il entretient avec les romanciers naturalistes, les rejoint cependant parfois dans ses descriptions picturales. Mais contrairement à Zola, il a bien perçu que certains aspects de l'esthétique impressionniste, en particulier celle de Monet, ouvraient la voie à un art tourné sur lui-même qui annonçait l'abstraction.

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